Peu de temps avant sa mort, en un moment où Habib Bourguiba était lui-même très souffrant, Pierre Mendès France avait adressé le témoignage suivant sur l'homme avec lequel il a conduit la Tunisie sur la route de l'émancipation. Un témoignage inédit que l'épouse de l'ancien chef du gouvernement français avait remis au directeur du Monde de l'époque, André Fontaine. « Certains sont inévitablement enclins aujourd'hui à évoquer Habib Bourguiba comme on évoque la personnalité d'un chef d'Etat alors que sont à vif des sentiments divergents sur des événements récents, inévitablement sujets à débats et à discussions. Ce serait une erreur. L'image qu'il laissera n'est pas celle d'un homme politique qui a choisi, face à telle affaire même grave, une direction susceptible d'être contestée. Le jugement qui s'impose porte sur ce qui restera essentiel, la figure du président Bourguiba sera d'abord, pour l'histoire, celle du militant et du combattant qui a lutté pour la liberté de sa patrie. Pendant la majeure partie de sa vie, il a voulu inlassablement faire comprendre à la Tunisie et à la France qu'il était de leur intérêt commun d'organiser l'émancipation de celle-ci avec le concours de celle-là et de chercher entre elles toutes les chances du dialogue. Ceux qu'il appelait alors les archéos et les extrémistes l'accusaient volontiers de complaisance, voire de trahison au profit du colonialisme. Leurs attaques étaient beaucoup plus douloureuses pour lui, sans aucun doute, que les persécutions policières, parce que, il en était sûr, il oeuvrait utilement pour la libération nationale. Pourtant, ces persécutions ne lui étaient pas ménagées et l'on n'a pas le droit d'oublier aujourd'hui qu'il a passé de longues années en déportation, en prison et en exil (que cela ait altéré son caractère passionné, personne n'a le droit d'en être surpris et peut-être même, telles impulsions ou telles colères, plus tard, ont montré qu'il en subissait encore les conséquences). Mais, chaque fois que la France ouvrait au dialogue une perspective authentique, il était prêt à répondre loyalement. Je n'oublie pas sa réaction immédiate lorsque, du fond de l'île où il était déporté, il invitait ses compatriotes à accepter l'offre qui leur était adressée, le 31 juillet 1954, et qui devait pour lui, les libérer, par étapes, sans drame majeur, dans l'amitié et dans la paix. En tous cas, sans jamais renoncer à son but suprême, il a évité, à la Tunisie, des haines et des souffrances qui ont endeuillé tant d'autres peuples et le nôtre. C'est pourquoi s'il appartient à ceux qui reprennent le flambeau, dans l'apaisement et la compréhension humaine les plus larges, de consolider l'œuvre d'unité et de progrès de leur pays, nous devons dans ce moment, saluer la clairvoyance et la ténacité de celui qui a su réaliser le plus beau rêve de sa jeunesse : la dignité et l'indépendance de sa patrie ».
Au nom de la Nation… Père de la Nation, combattant suprême, fondateur de la Tunisie moderne, et bien d'autres qualificatifs rimaient harmonieusement avec celui qui fut le premier Président de la République : Habib Bourguiba. Aujourd'hui est le 11ème anniversaire de son décès. Anniversaire qui n'a jamais été célébré à sa dimension à l'ère Ben Ali. Parce que lui faisant trop d'ombre, parce qu'il était d'une supériorité telle, que déjà de son vivant, le Leader avait été ostracisé, sa mémoire bafouée, et comble de la misère, une sortie de scène miteuse. Acte étriqué. Le dictateur, tenant lieu de président, nous a gorgé la rétine par une singulière image de Bourguiba : celle d'un leader exsangue ; conduisant le pays tout droit au mur. En fait, il fallait n'avoir d'yeux que pour « le sauveur » de 1987. Des funérailles aux commémorations annuelles, le peuple tunisien, jadis si fier de Bourguiba, s'est résigné aux cérémonials mièvres ficelés avec une parfaite fourberie. Peu nous chaut ! Car ceux qui cherchaient à exclure Bourguiba de nos mémoires perdaient leur temps. Maintenant que nous sommes devenus libres de parole, libres d'expression, un étal d'une kyrielle d'opinions se tasse à tout va à propos de ce que fut le père de la Nation. Alors que nous devions être polarisés sur 23 ans de dictature, aujourd'hui, un nouvel air est barytonné : « nous avons vécu 50 ans de dictature ». Bien sûr, il n'est guère question de renier l'aspect dictatorial du règne de Bourguiba. Il a volontairement et mordicus écarté la thèse d'un processus de démocratisation de la société tunisienne. Son alibi : le peuple n'est pas encore prêt pour la démocratie. La voie y menant est encore longue et périlleuse. Et puis, il y a des priorités. A l'époque, la démocratie n'en était pas une. Austère mesure ou excès de conscience ? Mais la vraie question qui s'impose est : si Bourguiba nous avait enseigné la démocratie aurions-nous pu éviter le potentat Ben Ali ? De toute façon la question de la démocratie en Tunisie ou dans le monde arabe demeure alambiquée et dans le fond quintessenciée. Défilons… Dans l'essence et même en perspective, nous n'avons pas le droit de considérer le verre à moitié vide lorsqu'il s'agit de Bourguiba. Que d'œuvres a-t-il accompli au nom de la Nation et pour la Nation ? Que de fierté et de dignité a-t-il rendu à la Nation et au peuple ? Dans son discours à Jéricho en 1965, Bourguiba a dit : « déjà nous sommes sur la bonne voie ; mais la voie est longue. Pour aboutir au but, notre action exige loyauté, sérieux et courage moral. » Armons nous, alors, de son savoir aux allures-et en abysse- de vision lointaine. Car c'est connu, Bourguiba voyait plus loin que le bout de son nez.