Par Emna BEN MILED* Le vendredi 13 mai 2011, dans un débat sur la chaîne nationale, l'un des représentants du parti d'Ennahdha, M. Noureddine El Bhiri, a affirmé qu'il était «dangereux» (c'est son terme) d'évoquer notre identité carthaginoise. Il répondait à un jeune (enfin un jeune sur le plateau !) qui a évoqué notre identité pré-arabe carthaginoise (et même pré-carthaginoise remontant à l'époque berbéro-africaine d'El Guettar dans le Sud tunisien). L'Afrique du Nord est notre lieu de naissance et nous sommes des Berbères d'origine, en un mot des Africains. Enfermer notre identité nationale dans une arabité pur-sang est une erreur historique monumentale. Nous sommes des Africains arabisés par l'histoire et aucune course électorale ne peut s'autoriser à déformer l'histoire objective de notre pays. Nous, les Tunisiens, possédons 3.000 ans d'histoire connue. C'est notre Smig culturel. Nos nombreux archéologues l'attestent dans leurs écrits depuis une cinquantaine d'années, date où, après l'indépendance du pays, l'archéologie tunisienne a commencé à faire son véritable bond en avant. La veille de ce débat télévisé du 13 mai, je rentrai d'un voyage à Grenoble où se passe, en ce moment même, une manifestation culturelle sur la traversée réalisée par Hannibal des Alpes françaises. On y explique comment des rois de France — François 1er et Henri 2 — ou de Suède — Charles 12 — et surtout Napoléon Bonaparte avaient comme modèle notre général carthaginois. Les Européens risquent-ils d'être les premiers à faire le plaidoyer de l'ère carthaginoise à notre propre place ? Va-t-on oublier que nos premiers ancêtres masculins s'appellent Barca, Hasdrubal, Jugurtha ou Hannibal ? Ou que nos premières aïeules féminines s'appellent Alyssa ou Sophonisbe ? Alyssa, une femme libre venue du Liban, a fondé la civilisation carthaginoise. A l'heure où les acquis des femmes tunisiennes sont parfois remis en question par des militants qui sont à la base de certains partis, il est bon de répondre que, jamais, les descendantes d'Alyssa ne se laisseront faire. Ce soir-là, sur le plateau télé, le journaliste avait invité six hommes. Seulement des hommes. Pourtant, nos femmes sont là depuis l'époque carthaginoise ! La valeur d'une civilisation se mesure au statut que l'on fait à ses femmes et non pas seulement à ses hommes. A Carthage, dans notre ancienne capitale, le statut des femmes était très avancé. Elèves dans les écoles primaires et les collèges, étudiantes aux universités de Carthage et de Sousse allant se perfectionner en Egypte dans la ville d'Alexandrie, directrices de collèges, bibliothécaires, professeurs, médecins en titre, commerçantes, artistes. Sans compter les déesses et les prêtresses lettrées qui officiaient dans les temples religieux aux côtés des dieux et des prêtres. Une mixité encore souvent absente de nos plateaux télé. Les citoyennes de Carthage n'étaient pas exclues de l'héritage économique, on n'observe pas de discrimination homme-femme et les actes de financement par des Carthaginoises de biens ou monuments publics, théâtres, marchés ou statues pour décorer les villes sont attestés par les chercheurs scientifiques. Les mères et pas seulement les pères avaient le droit de transmettre leur nom de naissance à leurs enfants. Chevelures féminines tressées à l'africaine ou relevées en chignon. Bijoux de poitrine, aux bras et aux chevilles. Enfin, monogamie dans le couple. Eh oui ! les couples étaient enterrés côte à côte. C'était il y a 3.000 ans mais nos racines sont demeurées monogames. C'est pour cette raison que plus tard dans l'histoire, c'est la Tunisie qui a inventé le «Sadèk El Kayraouani». Datant de plus de 1.000 ans et remontant à l'époque où Kairouan était la capitale du pays, ce «sadèk» inclut une clause de monogamie dans les contrats de noces pour protéger les femmes de la polygamie entrée en Afrique du Nord avec les Arabes. Comment réduire au silence une aussi longue mémoire pré-arabe, berbéro-africaine et carthaginoise? Nous, les Tunisiens, avons une construction identitaire si complexe et si nuancée et nous avons la chance de nous inscrire à l'intérieur d'un temps plusieurs fois millénaire. Notre Constitution actuelle nous définit dans son article premier que par l'identité arabe. Celle-ci ne remonte pourtant qu'à 15 siècles alors que le temps de la Tunisie est au moins deux fois plus long rien qu'en prenant en considération la date de la fondation de Carthage au 9e siècle avant J.C. Carthage a été notre première capitale historique et notre arabité d'adoption ne doit supprimer ni notre berbéro-africanité d'origine ni notre «carthaginoisité». Quelle absurdité que de chercher à nous exclure nous-mêmes de notre propre histoire ! Ne sommes-nous pas tous des Carthaginois de souche? Et même si nous avons été arabisés, nous avons le droit d'affirmer notre identité pré-arabe. Pourquoi notre Constitution ne rappellerait-elle pas, en plus de notre arabité, notre spécificité carthaginoise et nos trois mille ans d'histoire ? On en sortirait avec plus de force collective et le sentiment d'être relié en droit fil au patrimoine que nous ont laissé nos ancêtres carthaginois. Car ainsi, en trois mille ans, le monde entier aura entendu parler de nous au moins deux fois. Une première fois lorsque Carthage devint la plus puissante ville de la Méditerranée et une seconde fois après notre Révolution du 14 janvier 2011. Surtout ne pas rompre le cordon ombilical avec la grandeur de Carthage. A l'heure exacte où des recherches scientifiques de pointe, menées dans les laboratoires des pays occidentaux « à un rythme plus rapide que le nôtre», sont en train d'informatiser et de modéliser, c'est-à-dire de «rebâtir» de façon virtuelle, notre prestigieuse Carthage avec ses rues, ses maisons, ses bâtiments, ses commerces, bref avec toute son âme ? L'identité d'un peuple interroge toujours l'arbre généalogique d'un pays. Un arbre possède des racines et des branches. Nous avons besoin de nous relier à nos ancêtres mais aussi à notre descendance. Nous avons un devoir de mémoire à l'égard de nos petits-enfants et arrière petits-enfants. Quel héritage allons-nous leur léguer si nous cherchons à renier, en ce début de XXIe siècle (et en dépit des progrès de la connaissance scientifique sur notre histoire) nos vrais ancêtres et les leurs ? Notre «carthaginoisité» pré-arabe a besoin d'être pensée par nous tous et toutes ensemble, au lieu de demeurer rejetée, non dite, impensée… Selon mon avis de citoyenne, la question mérite d'être prise en charge et «travaillée» dans le cadre du large débat national que nous avons la chance de vivre depuis la chute de la dictature.