• La grande tendance du moment est à la publication de ses mémoires, spécialement depuis ce jour béni du 14 janvier 2011 qui est venu libérer les plumes et démuseler des voix si longtemps étouffées et réduites au silence. Une liberté qui, si l'on s'en sert convenablement, est capable de transpercer les murs les plus épais. Dans ce roman autobiographique fleuve de 637 pages, Mansour Moalla, composante majeure de la vie politique voilà plus d'un demi-siècle, a consigné les faits les plus marquants de sa vie, depuis la naissance, l'enfance, la scolarité jusqu'à sa montée à Paris. Ce qui a permis au lecteur de suivre pas à pas le narrateur dans les méandres du pouvoir tunisien. Avec une émotion sincère qui n'a point besoin d'être feinte ou simulée, Mansour Moalla, né à Sfax le 1er mai 1930, a composé et peint avec ses tripes une sonate musicale où les mouvements des solistes semblent directement inspirés des obstacles et incidents qui ont, à son corps défendant, jalonné le long parcours de son existence. Une des plus révoltantes iniquités aura été la triste affaire de la BIAT qui a entraîné sa mise à l'écart en 1993 du poste de président honoraire de cette importante institution financière. Objet d'une abominable cabale montée par les sous-fifres et autres sbires du dictateur déchu à cause justement des diplômes, distinctions et palmes académiques glanés çà et là au cours de sa carrière et dont la plus prestigieuse demeure le concours d'entrée à l'ENA, salué par l'hebdomadaire L'Express du 20 décembre 1956. Une gageure pour un «colonisé» de l'époque dont ne pouvait se prévaloir le tristement célèbre Ben Ali qui, non encore remis de sa rancœur, s'est à nouveau appliqué à interdire la publication de ses mémoires. Face à ce que Mansour Moalla qualifie d'indigence morale, il s'est révélé d'une grandeur d'âme qui lui fait écrire‑: «Sans avoir à prêter l'autre joue, il faut parfois savoir supporter le mal qu'on vous fait et, sans forcément pardonner, plaindre le fautif pour la faiblesse de son caractère. On est tellement supérieur lorsqu'on peut éviter la haine et ne pas céder à la colère. Les hommes ne sont pas Dieu mais ils peuvent se rapprocher du divin en contrôlant leurs mauvais instincts». L'auteur a eu le grand mérite d'exposer avec force détails les différentes expériences en matière de développement économique par lesquelles est passée la Tunisie. Certaines étaient des plus réussies, d'autres l'étaient moins. Toujours est-il que le système politique en Tunisie était fatalement condamné, et ce, bien avant l'affaiblissement des capacités intellectuelles et physiques de Bourguiba qui, l'âge aidant, s'est retrouvé pris en otage par son entourage immédiat qui a tôt fait de dresser des barricades pour l'isoler totalement de ceux qui l'ont sincèrement aimé et respecté. C'est justement ce stratagème, mis en place par la conspiration du silence au milieu des années 1980, qui a autorisé un obscur militaire, un sosie du sergent Samuel K. Doe du Liberia de s'infiltrer dans l'appareil de l'Etat, d'accaparer le pouvoir et d'asservir le peuple tunisien. Et tel un vampire assoiffé de sang et de richesses, une pieuvre insatiable et avide de pouvoir qui tend à développer dans tous les sens ses tentacules, il s'est activement employé, lui et ses vandales, à «avaler» tous les secteurs de l'économie du pays. L'ampleur des dégâts est considérable. Mansour Moalla a intimement appris à connaître Bourguiba à l'époque où il était étudiant à Paris. Il dira : «Il m'a tout appris sur l'action politique, sur la stratégie, la tactique, plus que mes années à Sciences Po où les “conférences de méthodes”, malgré leur caractère pratique, n'atteignent pas le degré d'efficacité de ces “leçons” de choses portant sur le réel et le vécu… Je tenterai tout au long de ma carrière future de suivre son exemple». Et c'est parce que le héros de «l'unité nationale» (wihda watania) a méprisé, dédaigné et fait fi de cette wihda que plusieurs de ses plus proches collaborateurs dont Ahmed Mestiri, Radhia Haddad et d'autres militants destouriens vont rejoindre l'opposition. Or, qu'est-ce qui explique le maintien de Bourguiba au pouvoir pendant plus de trente ans ? Il incarnait à la perfection le rôle de libérateur de la nation. Tous les espoirs étaient placés dans cet homme exceptionnel, pétri d'orgueil et de contradictions, imbu de modernité et nourri de culture française. A l'épreuve de la gestion du pays, son charisme, son rayonnement et son autorité morale vont lui servir d'instruments de coercition et de moyens de pression pour instaurer un pouvoir sans partage excluant le débat. Il se voulait le seul et unique garant du pouvoir et des libertés publiques, croyant qu'un homme tel que lui, qui a été si bien inspiré au cours de la longue lutte de la libération de son pays et qui, par-dessus le marché, pense avoir toujours eu raison, peut se permettre de ne pas faire grand cas des règles démocratiques conçues pour des hommes ordinaires susceptibles d'en faire un mauvais usage. A ce sujet, Mansour Moalla écrit : «Je ne résiste pas à la tentation de citer ce que j'ai écrit en 1957 dans mon livre L'Etat tunisien et l'Indépendance publié en 1993 : «La force du régime que constitue la présence du Président Bourguiba à la tête du pays pourrait être un jour cause de faiblesse si l'on cédait à la tentation de se montrer intolérant ou de taire son opinion pour ne pas indisposer le Président. Celui-ci finirait par ne trouver auprès de lui qu'un conformisme déplacé et mal conseillé ou mal informé, il serait amené à s'engager dans de fausses directions. Et comment ne pas rappeler l'espoir soulevé parmi nous par ses déclarations du 8 avril 1956 comme Président de l'Assemblée constituante et celle du 20 mars 1957 comme Premier-ministre, déclarations solennelles qu'on doit lire et relire, étant lumineuses de clarté. Elles soulignent notamment «la séparation des pouvoirs et leur limitation, les libertés pour lesquelles nous avons payé le prix fort. Le pouvoir s'il est tyrannique, résidant dans une seule personne pouvant conduire son peuple à la catastrophe» et concluent : «La démocratie est la base et la condition de la paix dans et entre les peuples». Il conclut : «Que serait devenue la Tunisie si cette stratégie avait été effectivement appliquée par le chef historique et le leader charismatique? Sûrement une démocratie modèle, un pays développé, une société juste et enfin un peuple et des citoyens libres et épanouis. La «Suisse» du monde arabe et de l'Afrique, telle que nous l'avons rêvée, à l'âge de l'espoir et de l'enthousiasme». Mansour Moalla digest Né à Sfax le 1er mai 1930, il a achevé ses études à Paris en 1957. Il est docteur en Droit, diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques (Sciences Po), ancien élève de l'Ecole nationale d'administration et ancien inspecteur des finances à Paris, licencié es-lettres françaises. Il a dirigé plusieurs départements ministériels dont l'Industrie et le Commerce, le Plan et les Finances entre 1969 et 1983. Il a créé la BCT avec Hédi Nouira en 1958, l'Ecole Nationale d'Administration en 1964, la Biat et le GAT en 1975, l'Institut arabe des chefs d'entreprise en 1985. Ayant été contraint par Ben Ali de quitter en 1993 la Biat, il se consacre désormais à ses occupations préférées et cultive son jardin au propre et au figuré, entouré de l'amour de sa femme Nagette, de ses quatre enfants Najla, Sélim, Alya et Samy et de ses petits-enfants. * De l'Indépendance à la Révolution, de Mansour Moalla. Sud Editions-Tunis. Avril 2011