Par Abdelhamid GMATI Plus de 93 chefs d'accusation ont été retenus contre l'ex-président Ben Ali, son épouse et ses acolytes. Certains sont graves et peuvent lui coûter la vie (et c'est sûr qu'il y laissera sa peau, vu l'état d'esprit revanchard qui prévaut actuellement dans le pays; même par contumace). Tout cela reste à prouver quand on se pavane et qu'on se dit «Etat de droit», se prévalant d'une justice indépendante. Il est évident que ce (triste) Sieur a fait beaucoup de mal au pays, aux Tunisiens. Lui et sa famille ont volé, usurpé, spolié, torturé, réduit au silence, mis en prison et même tué des dizaines et des dizaines de Tunisiens. Mais tout cela, on peut s'en remettre. Douloureusement, mais un peuple survit. Par contre, on ne parle pratiquement pas d'un mal terrible, presque incurable, qu'il a imposé et inculqué : la médiocrité et ses corollaires, à savoir l'arrivisme, la corruption, le mensonge, la malversation, la bassesse… N'importe quel dictateur ne développe que l'allégeance personnelle, l'obéissance, le clientélisme, l'opportunisme, la délation. Ce sont là les valeurs qu'il apprécie et qu'il recherche. Ben Ali, lui-même inculte, a adopté cette méthode d'exercice du pouvoir. Certes, se rendant compte que diriger un pays exige un minimum de connaissances, de compétences, il s'est entouré, dans son cercle secret (conseillers) et dans le gouvernement d'un tas de personnalités diplômées, détentrices de connaissances adéquates. Ce qui lui a permis d'imposer toutes les réformes dont il avait besoin (en particulier la Constitution) et de mener une politique économique, apparemment satisfaisante. Oui, mais «science sans conscience n'est que ruine de l'âme». Quand un être, diplômé et supposé compétent, comme Abdelaziz Ben Dhia, agit en dépit des principes civiques et républicains de sa formation, quand il met ses connaissances au service de l'illégalité, de la dictature, des intérêts particuliers, en oubliant ceux de la nation, quand il trahit ses propres principes d'honnêteté et de probité, il devient médiocre. A l'image de tous ceux qui ont profité de Ben Ali, à tous les niveaux. Cette politique de la médiocrité s'est exercée à tous les niveaux : au niveau de l'enseignement où les résultats devaient primer sur la qualité des diplômes, sur le plan économique où l'on a introduit et («presque») légalisé le commerce parallèle basé sur la corruption et l'illégalité, sur le plan culturel où l'on a développé la culture de «mariage», de «5 sous», éliminé (ou presque) le théâtre, marginalisé les créateurs, vendu nos festivals à des entreprises commerciales de «bas étage», comme «Rotana», créé un public de «stades» dans les festivals, bref tué tout ce qui pouvait sentir l'intelligence et la créativité. Par exemple : où est donc l'Orchestre symphonique tunisien ? Avec Ben Ali, c'était la culture de la médiocrité, la «sous-culture» tunisienne et étrangère prônée et imposée par son inculte de femme et sa famille. Les pays dits développés, ou ceux qui veulent assurer leur développement et leur bien-être, ainsi que les entreprises qui veulent être viables et réussir, s'évertuent à respecter et à appliquer ce principe, à l'origine anglo-saxon, mais devenu universel : «L'homme qu'il faut à la place qu'il faut». Ben Ali, comme tous les dictateurs, ne pouvait pas adopter ce principe. Car les gens compétents, chargés d'une responsabilité qu'ils maîtrisent, disent «non» lorsque les projets ou les décisions ne sont pas conformes. En dictature, on ne veut pas de compétents qui disent «non». Les quelques rares personnalités qui ont dit «non» à Bourguiba ou à Ben Ali ont dû le payer cher. Et on n'a eu que des médiocres : diplômés, parfois, mais médiocres, et même minables. Et aujourd'hui, avec cette révolution, où en sommes-nous ? Hélas ! Trois fois «hélas», comme disait le général français De Gaulle, c'est toujours le règne de la médiocrité. Hier, elle s'exerçait au nom de la dictature, aujourd'hui, elle est prééminente au nom du «populisme», de «la démagogie», de la recherche du pouvoir, pour perpétrer les situations confuses et les «eaux troubles», de «l'opposition permanente» ou tout simplement par bêtise. Il y a des personnes qui veulent faire du vendredi le «jour férié» de la semaine au lieu du dimanche. Pourquoi ? Aucune raison objective. Il y en a qui inscrivent sur un mur de Sidi Bouzid que «La révolution de la dignité et de la liberté est celle du 17 décembre (date de l'immolation) et non du 14 janvier». Encore une médiocrité. Des personnalités, dites politiques, ne savent que dire qu'il faut traduire en justice tous ceux qui œuvraient dans l'administration tunisienne. Pas de problème : à condition d'enquêter aussi sur ces personnes qui vivaient à l'étranger et sur leurs ressources. La moitié du peuple tunisien va passer en justice l'autre moitié et puis ce sera l'inverse. D'ailleurs, pourquoi ne pas demander des comptes aux nouveaux-nés : après tout, ce sont les enfants de leurs parents, et comme «selon cette personne» tout le monde est suspect, ces nouveaux-nés le sont aussi. Encore de la médiocrité, très crasse. Dans le monde culturel, on démet des directeurs de centres culturels, comme celui de Hammamet, sans aucune raison, pour mettre une secrétaire inculte à sa place. Les directeurs de ces festivals d'été ne sont que des exécutants et on ne les connaît pas encore. Le Centre national du cinéma, revendication des cinéastes depuis des années, va être dirigé par une dame qui n'a aucune compétence pour le faire et se trouve dénoncée par toute la profession. Le fameux centre culturel, attendu depuis des années, devient «stalinien», parce qu'il réunit plusieurs lieux culturels en même temps. Et alors. Par contre, on s'intéresse essentiellement au patrimoine, c'est-à-dire «aux ruines, aux monuments». C'est important; mais si ça continue, on va s'enrichir d'autres «ruines» : celles des créateurs désœuvrés. Le ministère de la Culture ne décide pas : ce sont les syndicats et les associations qui le font. Quand le corporatisme s'installe, bonjour la médiocrité. Si on continue sur cette voie, on va établir et réussir une belle médiocratie, au lieu d'une démocratie.