Nous publions aujourd'hui la deuxième partie de l'article d'Yvonne Bercher qu'elle a consacré à la présence arabe, ancienne et actuelle, dans la ville phare de la Suisse : Genève. Une ville, dès qu'elle atteint une certaine dimension, comprend inévitablement plusieurs mondes en un seul. Genève ne fait pas exception à la règle et fleurit dans la diversité. La Rue des Granges représente la partie aristocratique de la cité. Ces protestants rigoureux, que l'on dit volontiers avares, mais néanmoins généreux pour les bonnes causes, sont nichés dans d'austères demeures en pierre, solides comme eux, qui dominent les Bastions et la Place Neuve. Plusieurs mondes en un seul A quelque distance, on trouve une toute autre atmosphère, aux alentours de la gare. Dans le microcosme bigarré des Pâquis, plusieurs dizaines de nationalités coexistent plutôt paisiblement. Dans ce secteur populaire, les filles de joie, plus ou moins femmes, on ne sait plus très bien, et les dealers africains faméliques, ces spectres du macadam, à peine sortis de l'adolescence, attendent le chaland. Les bars à champagne fleurissent, attirant une clientèle interlope et désœuvrée, mais nantie. Bagarres, vols à l'arraché et autres rapines suscitent régulièrement attroupements et éclats de voix. Aux Pâquis, les alcooliques, les toxicomanes et la délinquance de rue font partie du paysage. Même exaspérante et spectaculaire, cette criminalité ne saurait faire oublier celle de nos grands financiers, grisés par des perspectives de profits pharaoniques qui ont tourné au cauchemar. Dans ce quartier qui m'est cher, entendre parler arabe est chose courante. La communauté arabe, malheureusement relativement cloisonnée, et divisée, selon des critères que le profane ne saisit pas toujours, avoisinerait les 25.000 âmes. Et en août, pendant les fameuses Fêtes de Genève, des défilés de femmes en tchador, venues du Golfe, donnent aux rives de notre lac une allure exotique, à deux pas d'une plage autorisant des tenues qui n'ont rien d'islamique. Bien entendu, les commerçants profitent de cette aubaine. La librairie arabe de l'olivier Fondée en 1979, la librairie d'Alain Bittar et Catherine Maurin se situe dans une rue à l'ambiance particulièrement méditerranéenne, malgré son nom, qui évoque un canton rural : Fribourg. Restaurants et autres commerces la situeraient plutôt dans le sud. Dans la vitrine de la librairie, des ouvrages aux thèmes les plus variés, disposés de manière artistique sur une nappe typiquement syrienne, attirent l'œil. Après avoir poussé la porte, vous trouverez, sur 240 mètres carrés, une musique qui trop souvent ne franchit pas les frontières du pays qui l'a vue naître, des journaux et quelque 25.000 ouvrages, en arabe, en anglais et en français. Une autre partie de la boutique est consacrée à des expositions. Les libraires sont partie prenante à la vie culturelle genevoise. Ils investissent une part appréciable de leur temps et de leurs moyens à organiser concerts, conférences, vernissages (www.arabooks.ch/agenda.htm) Dans la mouvance d'un Amin Malouf, Alain Bittar a fait de son métissage culturel un art de vivre. Trait d'union entre la Méditerranée et Genève, il a reçu en 2006 "la médaille de la Genève reconnaissante". Son action en faveur de la paix au Proche-Orient n'y est certainement pas pour rien. Né en Egypte, dans une famille syro-libanaise chrétienne, il est venu à Genève à six ans. C'est à l'adolescence qu'il apprit la langue arabe. Sa formation en sciences politiques fait de lui un connaisseur autorisé de bien des ouvrages qu'il propose. Dans son accueil et son regard, dans l'aménagement de son espace, vous savourerez toute la rondeur et la douceur de l'Orient. Dans la façon dont il gère son commerce, vous trouverez l'efficacité d'un homme d'affaire occidental. Quant à la clientèle, elle reflète l'esprit du lieu : autochtones curieux et admirateurs de la culture arabe, musulmans venus acheter des ouvrages censurés dans leur pays. D'une contrée arabe à l'autre, les raisons de la censure varient et les motifs politiques ne sont pas les seuls à engendrer une barrière. Recettes au vin et cours d'éducation sexuelle n'ont pas leur place chez les nations les plus rigoristes. Mais dans le monde arabe, les limites du pouvoir d'achat représentent un obstacle au moins aussi dirimant que la censure. Du roman au livre d'histoire, en passant par l'élégie soufie, la méthode pour apprendre l'arabe, assortie d'un florilège de dictionnaires, le choix des ouvrages proposés démontre un éclectisme qui s'inscrit dans la philosophie d'Alain Bittar. Le libraire propose beaucoup de livres traduits, dans un sens comme dans l'autre, pour la plupart édités au Liban. Selon un vieil adage oriental "l'Egypte produit, les Libanais éditent et les Irakiens lisent." S'exprimant sur cette belle réalisation placée sous le signe de la tolérance et de l'échange, ce libraire humaniste, qui se définit comme cosmopolite méditerranéen, explique : "Ce lieu existe avec toutes les contradictions du monde arabe. Je ne suis pas là pour déranger l'un ou l'autre, mais pour permettre à chacun de se retrouver." ––––––––––––––––––– *Nous publierons la dernière partie de cet article dans une prochaine édition