Les derniers sapins de Noël, échoués sur les trottoirs, viennent d'être évacués et déjà, les premières feuilles d'impôt attendent dans les boîtes aux lettres, histoire de convaincre les sceptiques que la fête est vraiment finie. Un couvercle de brume pèse sur les têtes des citadins et le blues hivernal, sur arrière-fond de crise financière, règne sur Genève. Pour s'y soustraire, rien de tel que l'évocation de notre Genève arabe, qui nous relie à un monde vivant et chatoyant, fait de sonorités, d'odeurs, de contacts humains élaborés dans la souplesse et d'une culture qui n'en finit pas d'éblouir. La réputation internationale de notre cité, carrefour des grandes voies de communication, ville d'échange de biens et d'idées, plonge ses racines dans une histoire qui remonte loin. En 1387, l'Evêque de Genève accorde à ses concitoyens le droit de prêter de l'argent à intérêt, pratique à l'époque sévèrement réprimée par l'Eglise. Au cours des siècles, l'activité bancaire se développera considérablement, au point de s'imposer comme un des labels de la ville. Au XVIe siècle, Genève représente un important centre de commerce, où se tiennent maintes foires internationales. Avant même la révocation de l'édit de Nantes, survenue en 1685, un afflux de réfugiés huguenots fait de Genève une ville presque française. Divers secteurs de l'économie se développent : la dorure, puis l'horlogerie. C'est à cette époque que Jean Calvin, fils d'un procureur ecclésiastique catholique, entreprend une œuvre de moralisation de ses concitoyens : la fameuse Réforme. Blasphémateurs, hérétiques et sorcières sont condamnés à mort et les coquettes sont priées de renoncer aux bijoux et autres frivolités qui pourraient les rendre trop attrayantes. Dans ce fief du protestantisme qu'est devenu Genève, l'ostentation n'est pas de mise. Ce sera surtout au XVIIe siècle, que les édits somptuaires fleuriront, moment où une oligarchie se met en place et où des fortunes s'édifient dans l'ombre. Calvin, c'est un peu notre Ayatollah Khomeiny. Dans la nouvelle théocratie, ce professeur de théologie fait œuvre de législateur et règlemente les domaines les plus variés. En 1700, essentiellement sur la demande d'étrangers, Genève autorise la création de six cafés dans lesquels il sera possible de déguster ce breuvage sombre originaire du Yémen, à moins que ce ne soit d'Abyssinie. A Constantinople, l'actuelle Istanbul, l'ouverture de ces établissements datait de 1554, à Rome et à Oxford, de 1625. A Lausanne et Berne, l'autorisation d'ouvrir des cafés sera refusée par les autorités, qui voient en ces lieux des foyers de sédition politique. (DE CAPITANI F ; Petites histoires de boisson en Suisse, Musée national suisse, Château de Prangins, p. 16.) Et maintenant? Aujourd'hui, la rigueur du dogme s'est effritée; elle a même considérablement molli, à la faveur d'une ouverture au monde, qui fait partie des acquis. L'Eglise est de nos jours totalement séparée de l'Etat, alors que dans bien des cantons suisses, les deux sont liés. Genève possède une importante communauté musulmane, notamment balkanique, arrivée dans les années 90. Plusieurs vagues d'immigration (Italiens, Espagnols, Portugais, population de l'Europe de l'Est) ont démontré le fort pouvoir d'assimilation de la ville du bout du lac, reliée à la Méditerranée par le Rhône. En 1978, était inaugurée la Mosquée du Petit-Saconnex, fondation culturelle islamique. Cette entité à l'élégante architecture, aux minarets effilés, comprend une salle de conférences, une bibliothèque, une école de langue, une cafétéria et une morgue. La cité de Calvin accueille de nombreux congrès et conférences et abrite quelque 200 organisations internationales. Les organisations non gouvernementales, témoignant souvent d'une sensibilité acérée aux droits de l'Homme, sont légion. Citons Alkarama, groupement créé par d'anciens prisonniers politiques arabes, qui dépose des milliers de plaintes à l'ONU, et l'Institut genevois des droits de l'Homme, qui forme des responsables de ministères et d'associations locales arabes. Dans nos musées, l'Orient est représenté par des pièces de choix. A la Fondation Bodmer, œuvre d'un riche bibliophile zurichois, on peut admirer, non loin d'un incunable du Nouveau Testament, traduit en allemand par Luther, un Coran du Xe siècle, en caractères coufiques, admirablement mis en valeur. Manuscrit persan de Kalila wa Dimna et Sentences d'Ali Ibn Abi Talib, attribuées au gendre et cousin de Mahomet, donnent une furieuse envie de se documenter sur ces temps anciens. Au Musée d'Art et d'Histoire, alors qu'on ne s'y attend pas, on fait tout à coup face à une de ces statues funéraires, si typiques de Palmyre. Venue du fond des siècles, une très belle femme, la tête couverte par un léger voile, considère gravement le visiteur. Ces merveilles, venues d'ailleurs, ne doivent pas nous faire oublier que les Arabes sont passés par la Suisse, laissant ici et là, quelques traces. Au faîte de leur puissance, au Xe siècle, ils occupaient certains cols alpins et exigeaient des pèlerins des péages élevés. Plusieurs noms évoquent encore leur passage. Prudent, Jean-Pierre Sandoz, auteur de l'ouvrage Les Sarrasins à travers les Alpes (1993, diffusion par OLF S.A, p. 24) précise : «On croit savoir qu'il existe, dans l'abbatiale de St-Maurice, une pierre portant des caractères arabes, utilisée à la restauration de ce sanctuaire.» Quant à la gastronomie arabe, elle n'est pas en reste. Moyen-Orientaux et Maghrébins rivalisent en raffinement pour régaler le gourmet, dans des restaurants toujours très accueillants. * Nous publierons la suite de cet article dans nos prochaines éditions.