• L'usage de stupéfiants connaît, depuis le 14 janvier, une hausse inquiétante. Le prix d'un comprimé de subitex a chuté de 70%. La loi du 18 mai 1992 portant sur les usagers de drogue constitue, jusqu'à nos jours, un texte juridique problématique du point de vue du respect des droits de l'Homme. En outre, sa finalité verse uniquement dans la stricte pénalisation de ce délit et ne contribue aucunement à la lutte contre la prolifération de ce problème à la fois de société et de santé publique. La loi 92 relègue, en effet, la soumission des usagers de drogue à l'obligation de suivre une cure de désintoxication au dernier plan. Ce détail pourtant capital représente ainsi un simple bonus, et donc une alternative facultative, puisque le texte ne prévoit que la «possibilité» de soumettre le toxicomane pris en flagrant délit de consommation au traitement approprié. «Cette loi s'inscrit dans le cadre de tout un système dictatorial et entre dans la panoplie des textes de loi mis en place sous l'ancien régime. La place des usagers de drogue est logiquement, dans les centres de désintoxication et non dans les prisons. Hélas, la loi 92 considère les toxicomanes comme des criminels à condamner et non comme des malades nécessitant d'être pris en charge médicalement et psychologiquement» : tel est l'avis de Me Faouzi Ben Mrad, avocat près la Cour de Cassation. Il faut préciser que la loi 92 accorde le droit de bénéficier d'une cure de désintoxication aux usagers de drogue qui se présentent volontairement aux centres spécialisés. Ces personnes se déclarent donc d'elles-mêmes dépendantes de la drogue. Elles s'attendent donc à être poursuivies en justice une fois la cure accomplie. Ce qui, soit dit en passant, n'est pas de nature à faciliter la démarche. En revanche, pour les usagers de drogue qui sont arrêtés par les forces de l'ordre, les procédures sont claires : les dossiers de ces personnes sont directement transférés au département de la justice. Elles se trouvent donc directement confrontées aux mesures pénales, placées dans les établissements carcéraux et endurent ainsi les tourments du manque, ajoutés à l'isolement et aux conditions du séjour carcéral. Une situation qui, bien sûr, ne peut que favoriser le trafic de drogue à l'intérieur des établissements carcéraux. En réalité, la loi 92 prévoit la possibilité de mettre les usagers de drogue pris en flagrant délit dans des centres de désintoxication, mais cette option n'est presque jamais retenue. Ecartement insensé de la société civile L'Association tunisienne de prévention de la toxicomanie a entamé, depuis cinq ans, un dialogue avec l'Etat pour réviser cette loi et instaurer le droit des usagers de drogue à une cure de désintoxication. «Non seulement la loi 92 délaisse les usagers de drogue qui sont, rappelons-le, des êtres humains en besoin d'une prise en charge médicale appropriée, mais elle les prive du droit au traitement et, également, elle entrave l'action de la société civile engagée dans la lutte contre ce phénomène. En effet, la loi interdit aux ONG de prendre en charge les toxicomanes. Seuls les centres relevant de l'Etat sont habilités à s'acquitter de cette mission. Pourtant, le rôle de la société civile n'est pas à négliger», indique M. Tarak Ksontini, coordinateur de l'Association, laquelle gère un centre de désintoxication en toute illégalité : «Depuis l'inauguration du centre en 2007, nous avons pris en charge 860 personnes consommatrices de drogue, à raison de 30 cas tous les deux mois. Actuellement, nous avons 150 personnes sur la liste d'attente». Si la loi exige des toxicomanes désireux d'être pris en charge un dossier complet, qui doit être adressé à la Commission nationale de la toxicomanie, la société civile, elle, opte pour une admission automatique. Seuls des critères tenant compte des cas prioritaires sont pris en considération. Ces critères sont liés à l'importance de la période passée dans la consommation et la dépendance de la drogue, la situation sociale, les éventuelles maladies, chroniques ou autres, mais aussi au type de drogue consommée. La subitex constitue la substance la plus dangereuse et la plus répandue en Tunisie. Cette drogue injectable touche 82 % des toxicomanes en Tunisie. «La dépendance à la subitex est très rapide. Il suffit de la consommer à deux ou trois reprises pour en devenir dépendant. De plus, la dépendance est à la fois physique et psychologique», explique M. Ksontini. Inquiétante évolution post-révolutionnaire La révision de cette loi s'impose plus que jamais, et ce, pour diverses raisons. En effet, se présenter aux centres de désintoxication est loin d'être une démarche évidente pour une personne qui est prise au piège de la drogue et qui se débat dans un cercle vicieux. Cette démarche nécessite une grande volonté, surtout si elle doit déboucher sur une poursuite judiciaire. Le taux de ces personnes est, logiquement, insignifiant en comparaison avec celui des usagers de drogue. Par ailleurs, l'évolution du phénomène de consommation a connu, depuis le 14 janvier, une croissance stupéfiante. «Le trafic et la consommation des drogues sont en hausse depuis la révolution. Cette évolution revient au déficit sécuritaire et à l'incapacité de la police à faire face d'une manière performante à ce fléau», note Me Ben Mrad. A quoi il faut ajouter, cependant, l'ouverture des frontières tuniso-algériennes et tuniso-libyennes, chose qui a favorisé le trafic des stupéfiants, ce qui s'est répercuté sur leurs prix, poussant les toxicomanes à une consommation encore plus fréquente. Selon M. Ksontini, le prix d'un comprimé de subitex, avant la révolution, était de l'ordre de 80‑DT, alors que dans les années précédentes, il pouvait atteindre les 200DT durant le mois de Ramadan. «Ce comprimé est divisé en huit doses, soit 10 DT le demi-quart. Après la révolution, cette dose n'est plus vendue qu'à trois ou quatre dinars», indique M. Ksontini. Toutefois, il existe d'autres substances stupéfiantes qui circulent sur le marché noir et gagnent du terrain auprès d'une population hétérogène, incluant toutes les classes sociales et tous les âges. M. Ksontini cite le cannabis, qui se vend à seulement 1DT la cigarette, mais aussi les psychotropes, l'Artane 5, la parkysol ou encore la tranxem. «Pour ce qui est du nombre des usagers de drogue injectable, il avoisine les 10 mille. Cependant, ce chiffre estimatif n'est point représentatif. Le phénomène de la toxicomanie est, sans doute, plus vaste qu'on ne le pense», insiste notre interlocuteur. Face à de telles tentations nocives, qui séduisent surtout les personnes âgées de 20 à 40 ans, dont 10 à 20% de femmes, la loi demeure statique, insensible aux mutations. Pis encore : dans le milieu carcéral, et selon le rapport de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'Homme, intitulé «Les murs du silence» , en date de 2004, le trafic des stupéfiants à l'intérieur des prisons est favorisé par certains agents et infirmiers. C'est la drogue «Artane 5» ( médicament administrable sur ordonnance médicale) qui est la plus répandue dans ces lieux. Au lieu, donc, de lutter efficacement contre ce problème de société et de santé publique, les établissements carcéraux se retrouvent dans le rôle paradoxal de celui qui offre un terrain favorable à la toxicomanie. La révision de la loi 92 s'impose d'urgence. Elle doit prendre en considération le respect des droits de l'Homme, dont le droit aux soins. «En 2008, nous avons proposé un projet de réforme de la loi 92, afin qu'elle impose, désormais, la cure de désintoxication et que le traitement soit suivi d'un sursis, et non d'un emprisonnement ferme. Nous avons également proposé l'implication des ONGs œuvrant dans ce sens dans la prise en charge légale des usagers de drogue, et ce, en raison de l'importance et de la demande et du phénomène», indique M. Ksontini.