Je m'excuse de revenir encore une fois sur le thème de «Maître Aliboron et l'âne de la fable» dont il a été déjà question par deux fois dans votre journal. La première fois quand j'ai fait part de mon désaccord à propos d'une opinion émise par l'auteur de la monographie, par ailleurs excellente, intitulée «Grandeur et décadence de la civilisation arabe». La deuxième, quand l'auteur de l'étude en question a répondu à cette objection. Cela dit, je me permets de préciser que loin de moi l'idée de critiquer M. Ben Hassine, l'auteur de cet article remarquable et qui a sans nul doute constitué un régal pour les lecteurs de notre La Presse en général bien qu'en ayant moi-même émis une réserve à propos de l'une de ses opinions, qui me paraît peu justifiée, concernant la désignation par La Fontaine de l'âne de l'une de ses fables par le nom de «Maître Aliboron», nom latinisé du célèbre savant arabe du 9e siècle Al Biruni. Mon propos étant que le fabuliste français du 17e siècle Jean de La Fontaine, qui il y a encore quelques années a été plébiscité par ses compatriotes meilleur homme de lettres français de tous les temps, ne pouvait décemment ignorer ce qu'était réellement Al Biruni, alias «Maître Aliboron», et qu'en désignant l'âne de l'une de ses fables par son nom, son intention devait être, en toute probabilité, de taquiner le placide animal et non pas d'insulter, comme le soutient l'auteur de l'article, l'immense savant et en même temps précurseur de Copernic et autre Galilée, tout cela dans le pur style enjoué et badin de l'illustre fabuliste. Mon objectif, ce faisant, étant de dissiper un tant soit peu un malentendu qui n'a que trop duré et qui a été intensément colporté jusqu'ici pour vicier nos rapports avec l'Occident en général. D'autre part, même si les desseins de l'écrivain français étaient effectivement malveillants, cela ne devrait constituer en aucun cas une raison pour accuser l'Occident, globalement, de parti pris et d'animosité systématiques à notre égard. N'oublions pas, à ce propos, que la plupart d'entre nous n'ont pu avoir connaissance de l'importance de la contribution des Arabes à la science et à la civilisation, en général, que grâce, notamment, à la lecture des penseurs et des historiens occidentaux, ce qui devrait disculper l'Occident des penseurs et des savants, en particulier, de tout complexe à notre encontre. D'ailleurs, la tendance actuelle en Occident est d'intégrer la civilisation arabo-musulmane à la civilisation occidentale, dans l'acception large du mot (pour «western civilisations»). La civilisation arabo-musulmane, comme partie intégrante de la civilisation occidentale, tout plaide d'ailleurs en faveur de cette conception : notre ancrage sur le pourtour de la Méditerranée, notre socle commun abrahamique et monothésite, en matière de religions, le caractère «alphabétique» de notre civilisation, notre appartenance commune à la race blanche. Le second grand groupe de civilisations, et dont l'importance n'est pas moindre, étant les civilisations orientales proprement dites, chinoise en particulier, caractérisées par leur écriture idéographique. Le caractère «philosophique» de leurs religions et leur appartenance à la race jaune. Notre opinion étant, essentiellement, que notre condition dont la caractéristique principale est un isolement religieux dans un espace immensément grand, devrait nous inciter à nous rassembler à l'intérieur de notre infime grain de sable qu'est la planète Terre, au lieu de nous chamailler perpétuellement à propos d'un «maître Aliboron» par ci et d'un «maître Aliboron» par là. Et que, pour satisfaire à notre besoin d'identité, notre appartenance à l'espèce homo sapiens et notre qualité d'enfant de cette planète terre devraient nous suffire. Pour revenir à nos moutons (sans jeu de mots), disons que l'histoire de France a enfanté, en fait, «des ânes de la fable» fameux et deux auteurs de fables aussi fameux. Le premier, dans l'ordre chronologique, ayant été Jean Buridan, philosophe scolastique, célèbre surtout pour ses études sur la liberté. C'est justement pour illustrer le problème de la «liberté d'indifférence» qu'il imagina comme protagoniste de sa fable restée fameuse «l'âne de Buridan», l'hypothèse d'un âne ayant autant faim que soif et qui, placé à distance égale d'un boisseau d'avoine et d'un seau d'eau, se laisse mourir de soif et de faim, faute d'avoir pu choisir entre boire d'abord ou manger d'abord. Cette histoire ne pouvant évidemment être que de pure fiction, car il n'y a jamais eu, et il n'y aura jamais un âne assez âne pour se laisser mourir de faim et de soif, alors qu'il a à portée de main, si l'on peut s'exprimer ainsi, un seau d'eau fraîche et un boisseau de bonne avoine. Même s'il avait exactement aussi faim que soif, et en admettant que la chose soit possible, et que l'eau et la nourriture étaient à distance exactement égale, et en faisant fi de la loi de «plus grande moitié» (Einstein), l'animal se serait bien décidé, dans une réalité plus tangible, à aller, soit vers le seau d'eau, soit vers le boisseau d'avoine. Cet «âne de Buridan» n'a évidemment rien à voir avec «l'âne de la fable» (celui de La Fontaine) devenu plusieurs siècles plus tard le maître Aliboron par excellence. Ce qui n'empêche pas qu'il y a toujours eu une certaine confusion dans les esprits à leur propos. Venant ajouter à la confusion, il ne faut pas oublier, non plus, l'expression «Aliboron» tout court, dans son acception d'homme ignorant, infatué de lui-même et se croyant propre à tout. Sans oublier que le caractère quelque peu lourdaud de l'expression «maître Aliboron», aggravé par le fait que, par coïncidence, elle commence par «Ali», n'a peut-être pas pu contribuer à la percevoir comme malveillante à l'égard d'Al Biruni, alias «maître Aliboron» et à l'égard des Arabes en général. Tout cela, clairement exposé, devrait nous amener à nous poser la question de savoir à quel Aliboron, à quel «maître Aliboron», pensait La Fontaine quand il a adressé son historique «maître Aliboron» à l'âne de sa fable. De qui entendait-il, en fait, se gausser, du placide quadrupède ou du génial savant et penseur ? On se devrait, à la vérité, de reconnaître qu'il y a là matière à réfléchir, à douter, à se montrer circonspect.