Par Mounir TRABELSI* Pendant des décennies et petit à petit je (ou nous Tunisiens pourrais-je dire) me suis trouvé de moins en moins intéressé par la lecture de nos journaux et encore moins enclin à regarder nos chaînes satellitaires que j'ai qualifiées de sponsor officiel pour la migraine. J'ai alors jeté mon dévolu sur la presse étrangère pour combler un vide, devenu abyssal avec ma réalité quotidienne. Pendant des années j'ai eu entre mes mains votre journal, non pas par choix, car ma femme, cadre dans une administration publique, bénéficiait gratuitement de certains quotidiens dont le journal La Presse. Très sérieusement, je trouvais que votre journal ne méritait pas d'être acheté et pour cause‑! A chaque édition, j'avais l'impression de l'avoir déjà lu. A la une, c'était toujours la même photo de l'ancien président, savamment associé à son épouse. Malgré ses 25 pages, je ne passais guère plus de quelques minutes pour survoler les différents titres que je lisais en diagonale. Seules les pages sportives arrivaient à susciter mon intérêt, mais ont fini par me lasser car elles aussi ont versé dans la platitude, la redondance et le parti-pris. D'ailleurs, cela me permettait de qualifier votre journal «de quotidien où il y a 25% d'information, 25% de publicité et 50% de désinformation». Terrible pour un journal qui a 75 ans d'âge‑! En tant qu'intellectuel, j'ai énormément souffert de cette platitude que je peux d'ailleurs étendre à la majorité de notre presse. Finalement j'en suis arrivé même à détester nos journalistes. Ma haine s'est beaucoup atténuée, du moins adoucie à l'occasion d'un événement qui m'est arrivé et qui est en rapport avec une lettre que j'ai écrite et qui vous était destinée. Cela s'est produit en 2006 ou 2007 (je ne me rappelle plus quand exactement) quand tout le pays participait à une comédie générale où tout (à en croire votre journal) le monde envoyait des missives exhortant Ben Ali à se présenter en 2009 pour un nouveau mandat, alors que la Constitution l'en empêchait. Dans un de vos éditoriaux et pour justifier cette nouvelle candidature, votre journaliste s'est égaré dans un plaidoyer corrélant l'intérêt de la nation avec une réélection de Ben Ali, piétinant au passage la Constitution qui, selon l'auteur, devrait être au service du peuple et non l'inverse. Comme votre journal offrait des pages et des pages à des organisations ou à des personnes physiques pour exprimer leur soutien, je me suis alors demandé pourquoi je n'aurais pas le droit d'exprimer un avis contraire, même si je suis minoritaire. Une fièvre d'écriture s'est emparée de moi et je me suis mis à écrire une lettre ouverte à Ben Ali dont j'espérais la parution sur vos colonnes. Dans cette lettre, il n'était nullement question d'atteindre à la personne du président, bien au contraire. J'ai salué les nombreuses actions accomplies par ses gouvernements et j'ai loué les performances économiques de notre pays. Dans ma lettre, j'ai seulement suggéré à Ben Ali de ne pas se représenter en 2009 et de ne pas toucher à la Constitution. Il aurait montré au monde entier, notamment arabe et africain, qu'une passation constitutionnelle et civilisée était tout à fait possible. Cela aurait constitué une première et une véritable spécificité tunisienne, ce qui aurait certainement constitué une fierté pour les Tunisiens. Par cette action, Ben Ali n'aurait pu que sortir grandi. On connaît la suite. Beaucoup de mes amis et surtout ma famille m'ont énormément découragé de vous envoyer cette lettre. La mort dans l'âme, j'ai fini par renoncer et j'avais compris ce jour-là ce que voulait dire autocensure, sans doute plus dangereuse que la censure elle-même. Depuis, j'ai mieux compris ce corps de métier sans vraiment l'excuser ni excuser mon geste. Cette dictature, pour arriver à fleurir sous nos cieux, a bénéficié d'un terreau favorable matérialisé par mon geste, par le comportement des médias et par bien d'autres agissements à tous les niveaux. Luttons aujourd'hui à produire une bonne terre où ne poussera que labeur, mérite, justice et liberté. Aujourd'hui, je redécouvre la lecture de nos journaux. Je regarde de nouveau nos médias et je me dis, après tout ça, nous n'avons plus d'excuse de nous autocensurer. *Enseignant-chercheur