Par Moncef Guen Comment expliquer le faible taux d'inscription sur les listes électorales quelques jours avant la clôture de cette procédure fondamentale ? Comment expliquer qu'un peuple s'est mobilisé depuis le 17 décembre 2010 pour venir à bout d'une dictature de fer de 23 ans pour se désintéresser, maintenant qu'il a la possibilité réelle de choisir ses élus, du premier pas du processus électoral ? Et ce, malgré la vaste campagne de publicité et de sensibilisation menée depuis des semaines par la Haute (encore une Haute !) Instance indépendante pour les élections. On compte environ 20% des 7,9 millions d'électeurs potentiels enregistrés jusqu'à présent. Ce qui est faible, très faible. Essayons d'expliquer cette apathie manifeste des électeurs qui reste vraiment surprenante à une phase cruciale de l'histoire récente de la Tunisie. Il y a, à mon avis, trois séries de facteurs qui pourraient donner un début de réponse à cette situation singulière. D'abord, le sentiment général que pratiquement rien n'a changé, à tort ou à raison. Le peuple est toujours confronté aux difficultés de la vie quotidienne : chômage qui s'aggrave de jour en jour, pauvreté touchant le quart de la population du pays, pauvreté relative pour les couches sociales un peu au-dessus du seuil de pauvreté absolue, inégalité choquante des revenus, écarts régionaux de plus en plus criants avec la dégradation de la situation dans les régions laissées pour compte de l'hinterland, stagflation qui est la combinaison de la stagnation économique et de l'inflation. La seule chose qui a changé est cette pléthore de partis politiques avec des dénominations similaires et des programmes de plus en plus flous. En outre, certains de ces partis veulent imposer le financement privé de leurs activités, avec comme bonus, pour leurs mécènes, la défiscalisation de leurs contributions. Ce qui est un comble. Quelle est alors la crédibilité de ces Hautes instances aux yeux des gens ? Pas grand-chose. Ensuite, et il faut en toute objectivité le reconnaître, il y a eu une révolution menée avec enthousiasme et efficacité par des jeunes sans leadership, suivie par une récupération de cette révolution par la gérontocratie. La plupart de ceux qui sont sur la scène politique sont soit des octogénaires, soit des septuagénaires, soit pas loin. C'est la gérontocratie qui succède à une révolution menée par les jeunes. Je n'ai rien contre les séniors, vu leur expérience très précieuse, mais ils ne peuvent pas mettre, malgré toutes leurs bonnes volontés, les 16-18 heures par jour de travail que nécessitent les problèmes de notre pays. Ils devraient être des références, des sources de réflexion, des guides. L'absence de dirigeants de 30-60 ans, dans la fleur de l'âge mature, est une caractéristique surprenante de la Révolution tunisienne. La troisième série de facteurs tient à l'indécision des gens sur l'avenir. Où va-t-on ? Vers une Constituante qui sera seulement constituante ou aussi législative qui prendra le pouvoir de légiférer pour que ce pouvoir ne soit pas accaparé par l'exécutif ? Cette dernière option est la seule capable d'assurer un non-retour à la dictature. Déjà certains, assoiffés de pouvoir, commencent à parler d'un régime présidentiel "équilibré". Quel équilibre peut-il y avoir avec un individu qui se verra entouré d'une foule de thuriféraires et vite investi par la mégalomanie ? Nous en avons souffert depuis l'indépendance de ce pays. De grâce ! Le flou dans les options entretient cette expectative du Tunisien moyen. Ajoutons à cela les programmes bidon de la plupart des partis : des généralités déroutantes, des appels démagogiques, des fourre-tout, des platitudes. Comment voulez-vous que l'électeur potentiel s'y intéresse ? Il est à espérer que des coalitions interpartis se forment sur la base de programmes clairs qui répondent aux problèmes concrets dans lesquels notre peuple se débat. Il faut non seulement que ces programmes soient clairs mais qu'ils soient chiffrés, avec un calendrier précis de réalisation et des engagements concrets envers les citoyens. La politique de plein-emploi est le critère fondamental. Il faut un programme précis qui nous mène vers le plein-emploi. Le délai de clôture ayant été prolongé, il est à espérer que les électeurs se décideront à saisir cette grande occasion d'élections libres et démocratiques pour la première fois dans l'histoire de notre pays. Il faut espérer que l'on dépasse les 50%. Il y va de la crédibilité de la Révolution tunisienne.