Par Ammar Mahjoubi* Parmi les vieux militants qui, dans leur prime jeunesse, avaient participé peu ou prou à la lutte finale pour l'indépendance, nombreux étaient ceux qui, depuis les années soixante, s'étaient tenus éloignés des choses de l'Etat. Déçus par les soubresauts de l'arène politique, remplis d'amertume par la dérive autoritaire et le despotisme du pouvoir personnel. La fin de règne, affreuse, fut vécue dans la tristesse, l'appréhension et l'angoisse. Le 7 novembre, à l'aube, y mit un terme. L'étude du texte d'anthologie de la fameuse déclaration fit renaître, ressurgir en eux un espoir indéfinissable, immense et paradoxalement instable, oscillant au gré des incertitudes de leurs attentes. Pour en avoir le cœur net, ils répondirent à l'appel du regretté Hassib Ben Ammar : chez lui, à longueur de journées et plus d'un mois durant, ils débattirent, argumentèrent, négocièrent un texte final qui, balisant le champ politique, énonçait la maxime, rappelait les normes et précisait les rouages d'un régime démocratique avec un préalable, la rupture définitive avec le système du parti unique. En guise de contre-épreuve, Hassib mit la dernière main à un numéro d'Erraï, nanti d'un éditorial approprié on ne peut plus explicite, portant la signature d'Om Ziyad. La descente de police qui arrêta la publication et se saisit de la morasse dessilla les yeux, rabattit l'exaltation et doucha les illusions des plus optimistes. Le 2 avril 1989, l'élection du nouveau président, avec 99,27% des voix, et celle d'une assemblée monocolore, truffée de 141 députés, tous issus du RCD, fit le reste … Inutile, dans ces conditions, d'égrener les péripéties qui avaient marqué ces si longues années de dictature couronnées, en guise de vicennalia - les vingt ans de règne célébrés jadis par les empereurs romains - par l'accentuation des vols qualifiés des deux familles mafieuses, par la mise du pays en coupe réglée. Il suffit d'évoquer l'aversion, le dégoût, l'horreur qu'inspirent les forfaits de cette gouvernance ignoble, l'une des plus répugnantes peut-être de notre longue histoire. Le ras-le-bol généralisé, le bouillonnement intense présageaient fatalement un dénouement, la fin d'une situation devenue, de jour en jour, plus odieuse. On redoutait l'explosion destructrice, le déchainement d'une violence aveugle dont celles de l'ère bourguibienne, le 26 janvier 1978 et le 3 janvier 1984 n'auraient constitué qu'une préfiguration et un avant goût. Heureusement, les émeutes de décembre, parachevées à Tunis le 14 janvier, toujours en ce même mois des tempêtes tunisiennes, aboutirent aux moindres frais à la fuite du dictateur. L'émeute s'était muée en soulèvement et, avec la disparition du despote, ouverte était la voie à une véritable révolution, à un changement radical brusque et complet de l'ordre politique. Incroyable, impensable quelques jours plus tôt, était advenue la fin du parti unique, était consommée l'ère du présidentialisme et de l'homme providentiel. Une exaltation extrême, un ravissement, un enthousiasme inégalables furent vécus par tout un peuple. On en vint même à dire que l'événement égalait, sinon dépassait en importance, l'accession du pays à l'indépendance. Mais la ferveur une fois retombée, on prit conscience de l'état du pays. Attroupements, effervescences, manifestations quotidiennes, grèves, Kasbah 1 et 2, sit-in à satiété, troubles et routes coupées, il n'y a là rien à vrai dire qui soit insolite, étrange dans une révolution. Mais voilà que survient le grave, l'inquiétant. Des bandes organisées, apparues ici et là, de façon simultanée, démolissent de façon systématique, saccagent et brûlent, s'attaquent aux locaux publics et privés, aux biens et aux personnes. Organisées par qui ? Dans quel but ? Le pouvoir en place, lorsqu'il daigne en parler enfin stigmatise certes, mais il insinue sans expliciter, accuse sans dénoncer. S'agit-il de la contre-révolution ? S'est-elle mise en marche ? D'autres signes tout aussi alarmants apparaissent. Que signifient ces autorisations administratives vite accordées à de pseudo-partis indéfinis, sans identité véritable, sans explications, sans programme clairement exposé, portant les mêmes appellations ou presque, répétant de concert les mots creux de la langue de bois d'une ère qu'on croyait révolue ? Parfois émerge, parmi les récipiendaires et les parrains de ces « partis » un nom connu ou reconnu, celui de tel ministre du dictateur déchu, de tel personnage non sans lien avec quelque membre de la plus haute instance du parti unique. Se réclamant ouvertement de ce dernier, même si on s'en tient à son appellation initiale, qui d'ailleurs avait initié son unicité, un regroupement de ces partis se dessine et se permet même de revendiquer, de réclamer l'organisation d'un référendum, en lieu et place de la Constituante, de préconiser préalablement l'élection au suffrage universel d'un président. Par ailleurs, les générosités du capital auraient déjà, semble-t-il, pris des gages et les subsides fournis par l'étranger à ses affidés ne seraient pas en reste. Des clins d'œil appuyés ne peuvent passer inaperçus, comme cette interview et cette photographie – un portrait en pied sur la page de couverture d'un mensuel luxueux – d'un personnage qui avait, dans un passé récent, défrayé la chronique. A ce stade, verra-t-on revenir bientôt, sur le devant de la scène, d'autres figures emblématiques, comme ces clercs tout aussi marqués que celui qui plastronnait, récemment encore, du haut de sa « chaire » ? Et quelle explication donner à ces nominations intempestives de ministre, de secrétaire d'Etat controversés ? Et pourquoi toutes ces nominations ? Il ne s'agit certes pas de celles qui sont indispensables, mais des autres, celles qui peuvent et doivent rester en attente, celles qui exigent un choix judicieux par une autorité légitime; et non pas une autorité intérimaire, tenue normalement à l'occupation pure et simple d'une charge honorifique, dictée exclusivement par l'observance stricte d'une Constitution devenue, par ailleurs, obsolète. Contre révolution menaçante, d'un côté, et de l'autre mesures et nominations qui, loin de rompre, renouent en quelque sorte avec un passé calamiteux. Le souci, l'anxiété nous taraudent d'être amenés un jour, à Dieu ne plaise, à nous remémorer cette sentence attribuée à Saint Just au pied de l'échafaud : «‑la révolution est finie, les brigands triomphent‑».