L'Institut national de la statistique, qualifié de «bateau ivre» dans les colonnes du journal La Presse le 19 avril dernier, ne cesse de sombrer depuis le début de l'année, et ce, dans une quasi-indifférence générale. Cette trajectoire abyssale l'a mené depuis un mois à une cessation d'activité totale. En effet, les portes de l'INS sont closes en raison d'un sit-in des agents occasionnels réclamant une titularisation immédiate. Ces agents empêchent par la force l'accès aux bureaux et paralysent, par conséquent, l'ensemble de l'activité de l'institution. La situation est bloquée, et un dialogue de sourds qui s'était engagé entre le gouvernement et le syndicat n'a abouti à aucun accord. Les deux parties se sont résolues à jouer la montre en attendant que l'une d'elle cède à l'essoufflement. Pour la première fois depuis l'Indépendance, les chiffres de l'inflation pour le mois de juillet ne paraîtront pas. Il en est de même pour le reste des indicateurs socioéconomiques : indice de la production industrielle, enquêtes d'opinion, comptes nationaux trimestriels (et donc les chiffres de la croissance), enquête emploi trimestrielle (chiffres du chômage)… La liste est indicative et non exhaustive. On pourrait croire que les gouvernants sont alarmés par un tel désert statistique. Il n'en est rien ! Une lettre ouverte au Premier ministre dénonçant la fermeture forcée de l'INS et signée par les directeurs centraux de l'institution est ainsi restée lettre morte. Cette situation n'est pas très étonnante, car ceux qui détiennent les rênes du gouvernement aujourd'hui, et particulièrement au sein du ministère de la Planification et de la Coopération internationale (ministère de tutelle de l'INS), ont été formés à l'école du flou statistique, à tel point qu'ils y sont passés maîtres. Pour preuve, lorsqu'une délégation de l'INS, excédée par le pourrissement de la situation, est allée à la rencontre du ministre de la Planification, celui-ci n'a rien trouvé de mieux à leur dire que de tenter de sortir par leurs propres moyens de l'ornière dans laquelle son prédécesseur a contribué à les placer. Car n'oublions pas que c'est l'ancien ministre du Développement qui a congédié le directeur général de l'INS (poste resté vacant depuis) et signé un accord syndical des plus obscurs. A cette même rencontre, lorsqu'on signala au ministre que si les choses demeuraient en l'état, on ne saurait probablement pas quel est le chiffre de la croissance du deuxième trimestre, il rétorqua simplement : «Vous» ne savez pas mais «Nous» savons ! Autrement dit : on fera sans vous ! Une telle réponse n'est guère surprenante de la part de celui qui fut longtemps le directeur général de la prévision et qui avait la mainmise sur l'élaboration du plan de développement ainsi que du budget économique durant les deux dernières décennies. L'actuel ministre était alors aux avant-postes dans l'entreprise d'édulcoration du bilan économique de l'ancien régime, où les statistiques étaient triées sur le volet en mettant en valeur celles qui renforcent le mythe d'un modèle de réussite et en cachant sous le tapis les chiffres qui peuvent froisser le pouvoir. Une entreprise qui continue de prospérer aujourd'hui, à lire la première version du «Programme de développement économique et social de la Tunisie 2012-2016» daté de juillet 2011 et exposée par le ministère de la Planification. Ainsi peut-on y lire au sujet de la politique économique sous l'ancien régime : «Aussi les actions et mesures engagées et entreprises par la Tunisie conformément à cette approche de développement basée sur le principe de la conciliation entre l'économique et le social se sont-elles traduites par une avancée non négligeable sur la voie de la réduction de la pauvreté et de l'amélioration du niveau de vie des citoyens, par un élargissement de la classe moyenne, par la réalisation d'importants acquis dans les domaines de l'éducation, de la santé, de la couverture sociale, de la promotion de la femme ainsi que par une implication plus grande des jeunes dans la vie publique (sic)». Plus loin, on nous rappellera que «en matière de revenus et de salaires, ceux-ci ont bénéficié d'un suivi continu durant les périodes passées, reflété à travers la poursuite des négociations sociales, la révision des conventions collectives, la réforme des régimes de rémunération, la révision des salaires minimum, l'amendement du code du travail et l'introduction de plus de souplesse dans les relations professionnelles, dans la perspective de favoriser un climat social serein. Durant cette période, le pouvoir d'achat des smigards a pu être préservé grâce aux nombreuses réévaluations de cette catégorie de salaires. Le pouvoir d'achat du salaire moyen a pu pour sa part être amélioré, sinon préservé». Mais la palme revient sans doute à la section traitant du développement régional et des équilibres sociaux où, d'emblée, on affirme que «composante essentielle de la politique globale de développement, la politique régionale de développement mise en œuvre par la Tunisie au cours des périodes écoulées s'est fixé comme objectif prioritaire d'améliorer les conditions de vie à travers l'ensemble des régions et au profit de toutes les catégories de population. A la faveur de cette démarche, la Tunisie a pu réaliser des avancées assez significatives en matière de confort social, d'amélioration des indicateurs de santé et d'éducation, d'atténuation des risques d'exclusion et de vulnérabilité et d'accès aux sources de revenus». Bien sûr on y fait quelques concessions sur certains «écarts» mais le bilan global serait des plus satisfaisants. Il est à noter que ce programme fut élaboré sans consultation des services de l'INS dont on continue à manipuler les statistiques. Ainsi on y retrouvera en bonne place le fameux taux de pauvreté de 3,8% qui avait pourtant cristallisé les polémiques durant les mois précédents. En guise de seul rectificatif, le lecteur attentif remarquera que l'adjectif «extrême» a été parfois adjoint au mot «pauvreté» mais sans toutefois faire référence aux 11,5% de la population qui se situent sous le seuil haut de pauvreté que l'INS considère désormais comme celui reflétant le mieux la réalité socioéconomique en Tunisie. Les velléités d'indépendance de l'INS, exprimées au lendemain du 14 janvier 2011 et illustrées par une fin de non-recevoir au forcing ministériel voulant imposer un recensement irréaliste au printemps 2012 n'ont fait qu'alimenter encore plus le dédain gouvernemental envers son fournisseur officiel de données statistiques. Veut-on faire payer à l'INS ce crime de «lèse-ministre» à travers sa marginalisation ? On n'aimerait pas le croire. Mais que signifie donc le maintien de l'INS sans directeur général depuis plus de six mois ? Pourtant, des candidatures de valeur se sont manifestées : elles se sont heurtées à une administration kafkaïenne où de mystérieuses voix très haut placées continuent à influer sur les nominations. Jusqu'à quand va durer cet imbroglio qui prive le pays de ses principaux baromètres économiques ? Peut-être faudra-t-il une fois encore attendre que la sommation vienne, malheureusement, des institutions et organisations étrangères (FMI et Banque mondiale en tête) pour que soient de nouveau respectées les normes de diffusions statistiques internationales signées par la Tunisie. Toutefois, cette crise révèle tout le chemin qui reste à faire pour qu'une véritable culture statistique soit ancrée dans la société. Celle-ci doit prendre conscience que, dans une démocratie, le système statistique public revêt une importance cruciale car il constitue un juge de paix pour l'élaboration et l'évaluation des programmes économiques et sociaux et permet aux différents intervenants (gouvernement, partis, syndicats, associations, chercheurs, citoyens…) d'avoir une base commune de débat et d'action.