Par Hayet BEN CHARRADA J'ai regardé comme tout le monde à la télé en cette soirée du 11 du mois courant la conférence de presse donnée aux journalistes par les membres de la Commission d'enquête nationale sur la corruption et les affaires y afférentes. Sur le coup et comme tout le monde, j'ai dû recevoir comme une gifle l'information déclinée au travers d'un détaillé pointilleux et quasiment cruel ! Tout le bilan des vols y est passé ! Des biens meubles et immeubles : des terrains à construire, des champs agricoles gigantesques, des stocks de billets de banque, des tonnes de chaussures, de robes, de machines ménagères, de frigots, de télés, de cuvettes de toilettes, etc; un vrai souk ! Mon Dieu, comment peut-on être affamé et insatiable à ce point ! Et surtout comment des chapardeurs comme ça ont-ils pu tenir pour des années le haut du pavé dans ce pays ? Cela semble insoutenable. Mais bon, pour ma part et comme tout le monde, j'ai dû intérioriser l'information et le bilan de nos pertes, comme ça mécaniquement sans trop rester dessus puis je suis passée à autre chose, au reste de ma soirée, à ma vie, pour ainsi dire. Toutefois, je ne sais pas si ça été le cas de tout le monde, mais moi, quelques heures après la retransmission de cette conférence , je n'arrivais pas encore à m'en défaire. Il m'en restait quelque chose de l'ordre d'une rumeur menaçante accrochée à l'ouie et une sorte d'arrière-goût âcre dans les idées et surtout une sensation de poisse sur mon épiderme dans toutes les parties de mon corps. Pourquoi réagissais-je ainsi , si densément et surtout rétroactivement alors qu'il eût été plus logique de le faire sur le tas au moment ponctuel de la réception de l'événement ? Pour ne rien vous cacher, ce questionnement de type strictement chronologique ne manqua pas de tarauder ma conscience tout au long de ma nuit. Je m'inquiétais pour ma psyché et lui attribuais sans vouloir y croire un quelconque défaut fonctionnel : peut- être un ralentissement fâcheux de mon ressort émotionnel ! Mais comme la nuit apporte paradoxalement des lumières à notre appréhension des phénomènes, j'ai fini dès le lendemain par comprendre ce qui m'était arrivé. C'était tout simplement une perception de l'événement, entendez le vol de tous nos biens, toutes valeurs confondues, par une bande de malfrats, à deux vitesses inégales. La première concerna l'absorption mécanique de l'information, ce qui provoqua en moi une réponse instinctive, brutale mais aussi rapide, fulgurante que passagère. Tandis que la seconde coïncida avec une autre compréhension des choses. Une compréhension tardive, lourde et gorgée de leçons désagréables. Une chose qui avait pris le temps de mariner dans mon entendement pour descendre dans mes entrailles et m'arriver dessus ou plutôt me remonter à la gorge comme une vague noire et envahissante à une heure où je me croyais quitte de mes peines : c'était très tard et mon souhait après une journée tumultueuse était tout bêtement de dormir. Si vous me permettez de revenir sur ces deux paliers perceptifs, je les analyserai comme suit : Au premier palier concernant l'effet direct, j'appris la spoliation de tout un peuple par une minorité délinquante (minorité ? On y reviendra). Le bassinage, la traîtrise, l'arnaque institutionnalisée et le silence des palais, entendez le mutisme des bouches depuis les lèvres jusqu'aux cavités internes. Ce qui ne pouvait susciter qu'une réaction vindicative et haineuse. On se morfond, on se fâche et on crache du fiel. Rien d'étonnant à cela. Pour moins que ça on demanderait la tête des coupables ! Mais au second palier, le différé, c'est autrement plus complexe. Là, le témoignage, celui des experts, vous revient subrepticement et vous pénètre d'un peu partout non plus pour vous informer, c'était déjà fait, n'est-ce pas ? Mais d'abord pour vous fouiller jusqu'au tréfonds de votre âme, puis et c'est le plus dur, pour vous interroger, comme ça entre quatre yeux ! Aussi, cette bande qui a spolié, dévalisé, abruti, appauvri le peuple d'où était-elle venue ? S'agissait- il d'une race atterrie parmi nous sur un ovni et dont on n'aurait jamais rien su, ni l'espèce ni les enjeux ? Non, c'était bien un produit social d'abord et politique après, local. Rien que de l'humain local sécrété par un système passé et producteur soi-même d'un autre. Un autre dans lequel tout le monde a vécu , à contrecœur ? Je n'en sais rien ! Aussi, qui a jamais tenté de bouger le petit doigt pour compromettre une machine diabolique, monstrueusement huilée et qui a eu raison de tout le potentiel économique, social, culturel, politique...avec peut-être pas l'applaudissement du jury mais presque . Le silence, n'était- ce pas une forme d'adhésion ? Ce silence n'avait-il pas blanchi les voleurs, un peu comme le réinvestissement dans des projets sains blanchit l'argent sale ? Cela dit, ma conscience revisitait au fur et à mesure l'avis des experts qui avaient explicitement signalé l'engagement du cadre institutionnel dans toutes les petites affaires de ces messieurs-dames ; entendez les responsables dans les plus prestigieux ministères et les banques, depuis les agences diverses jusqu'au plus haut fief des finances, j'ai nommé la Banque centrale ! Aussi, comment s'étonner que cela m'eût empêchée de dormir ? En outre, ce qui tarauda ma nuit, ce soir du grand déballage et continuera probablement de le faire pendant longtemps, c'était une autre idée encore plus fouineuse. Outre notre embrigadement collectif dans l'horreur, c'était notre léthargie actuelle. Aussi, qu'allions- nous faire et où pouvions-nous aller avec ce contentieux économique d'abord et éthique ensuite ? Maintenant, sans vouloir me complaire dans ce qui ressemblerait à un conclave des pleureuses, je tiens à dire une chose. A savoir tous ceux qui comme moi, et ils sont nombreux, dénoncent l'absence d'un plan sérieux de rédemption sont en droit de le faire. Ils sont en droit de critiquer tout et le devoir de participer à la reconstruction de tout ce qui a été défait un peu avec leur approbation. Sinon, ce péché nous poursuivra jusqu'à la tombe. De fait, tant que chacun de nous, depuis notre place sociale, professionnelle etc, n'aura pas été sérieusement impliqué (entendez sollicité concrètement) dans une action spécifique, cela voudra dire la résistance de l'ancien système. Voici deux exemples pour le confirmer, le premier positif et le second négatif. Le premier est celui du peuple allemand à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un peuple à genoux et le chaos tout autour. Un pays vaincu, endetté, vidé de ses institutions, de ses infrastructures et politiquement et moralement stigmatisé à l'échelle internationale. Quelques décennies plus tard, où en est- il? Les Allemands sont aujourd'hui la locomotive de l'Europe et font la pluie et le beau temps. Et ce n'étaient ni les anciens nazis ni les voisins qui avaient refait le pays de fond en comble. Le second exemple, le nôtre. Que fait-on depuis neuf mois que l'usurpateur est parti ? D'abord, on palabre et beaucoup trop. Ensuite, on n'arrête pas de lorgner du côté d'une manne étrangère. L'Amérique, le Qatar, etc. J'ai bien peur que cela n'implique l'adhésion à des schèmes de restructuration importés et/ou dictés de l'extérieur. Et cela est tellement triste ! Mais laissez- moi ouvrir une brèche d'espoir. Malgré la dérive sous Ben Ali, ce pays, je le sens, est porteur d'une sorte de gène progressiste. Son histoire témoigne d'une propension libertaire presque naturelle . Pour ne rappeler que l'évidence, pensez à l'autonomisation du pouvoir en Ifriqiya arrachée au Califat abbasside déjà en l'an 800, à la résistance des Tunisiens au chiisme à l'époque fatimide, à leur engagement depuis toujours dans les causes justes, au premier rang la Palestine, et à leur résistance qui a eu raison du colonisateur français, etc. Non, quelque ingénieuse que pourrait être la stratégie de celui ou ceux qui voudraient le transformer en pion sur un quelconque échiquier géostratégique, ce pays résistera à la manipulation! Et toute greffe qui voudrait affoler son programme génétique risquerait fortement le rejet. Donc restons sur l'urgence de plans nationaux de correction et dénonçons-en l'absence. En l'occurrence et comme c'est ma coutume, voilà un aperçu sur un secteur clé que je connais plus qu'un autre. L'enseignement. Autant que je sache, il n' y a rien à ma connaissance qui soit pour lors envisagé pour rattraper la misère installée. Mieux que cela , les éléments qui circulent à ce sujet, à savoir les mesures de sauvetage éventuellement visées par les partis politiques majoritaires ne sont guère de nature à nous rasséréner, nous gens du métier. Rien ne signale la mise en place d'un quelconque rouage efficace et un socle fondamental pour une initiative corrective de type participatif : ni appel à réflexion ni organisation de conseils élargis . Rien. Et l' on s'entête à nous faire croire que des projets sont en cours et à nous agiter sous le nez l'argument massue de la Constituante et du gouvernement provisoire ! Certes , rien n'a encore démarré à ce niveau. En revanche, l'ouverture d'un chantier réparateur, ça devrait avoir des signes avant-coureurs , non ? Cela se sent de loin le démarrage d'une bonne cuisine, d'un plat de chef ! Aussi, veuillez conjuguer ce questionnement, chacun de votre côté, au niveau de votre propre secteur d'activité . Vous verrez alors que mes réserves sont justifiées. Avant de finir, je voudrais transmettre par ailleurs une ultime idée qui ressemble chez moi à une certitude. Vous savez, le « sésame ouvre-toi », cette formule qui a fait le bonheur de la dissidence lors de la révolution . Oui, le «dégage» si notoire pour sa vertu de nettoyage magique ; eh bien, je ne sais pas trop s'il conserve encore aujourd'hui son punch, ce mot. En fait, je suis pratiquement persuadée qu'il l'a perdu. Et de sa fonctionnalité, je ne saurai désormais payer cher. C'est une question de conjoncture. Je crois qu'un ressort est neutralisé de ce point de vue. Game is over . Alors, n'attendez pas que les choses coincent définitivement pour l'exhiber comme un jocker. Faites plutôt autre chose et veillez au grain. Autant que vous le sachiez, le cas échéant, il fera plutôt pschitt, notre « dégage » ! Et à bon entendeur, salut.