Par Yassine Essid On se demande à quoi la Constituante pourrait bien encore servir. Son sort n'est-il pas d'ores et déjà scellé ? En se laissant transporter par la ferveur que lui témoignaient ses partisans venus en masse célébrer leur victoire, M. Jebali s'est laissé aller à proférer des déclarations plus qu'inquiétantes sur les véritables desseins du parti islamiste, objet jusque-là d'une habile dissimulation. Ne pouvant attendre plus longtemps, il s'est empressé d'inviter publiquement ses adeptes à se réjouir de l'avènement du sixième califat et de se féliciter du retour au Jihad. De telles déclarations me rappellent la prosopopée suivante: un scorpion, incapable de traverser le fleuve à la nage, avise une grenouille et lui dit : «Grenouille, laisse-moi m'installer sur ton dos et fais-moi traverser le fleuve.». Et la grenouille de répondre : «Tu veux rire! Si je t'aide à traverser, quand tu seras sur mon dos, tu me piqueras et je mourrai. Allons donc, rétorque le scorpion, si je te pique et que tu meures, je me noierai aussi. « Convaincue, la grenouille laisse monter le scorpion sur son dos. Tandis qu'ils sont au milieu du fleuve, le scorpion pique la grenouille qui avant de mourir lui dit: «Qu'as-tu fait? Tu vas mourir aussi! « Et le scorpion lui répond : «Que veux-tu, je suis un scorpion. C'est plus fort que moi, je n'ai pas pu m'en empêcher ...» et ils se noient tous les deux. L'histoire est connue, c'est celle aujourd'hui de l'islam et de la démocratie. Celle des islamistes qui se proclament modérés et des citoyens crédules. M. Jebali ne pouvait s'empêcher d'être ce qu'il est. Les propos du dirigeant de la Nahdha concernant l'institution califale seraient presque passés inaperçus et n'auraient pas suscité un émoi particulier si leur auteur n'était cette personne pressentie pour diriger l'Etat. M. Jebali, qui ne cesse, comme la plupart des membres de son parti, de faire valoir son islam modéré comme un habit de parade, n'avait nullement perdu la tête et ceux qui croient que la langue lui a fourché se leurrent. Sa langue n'a fait que trahir, autrement dit traduire, transmettre, manifester et nous livrer le fond de sa pensée. Cependant, quelles que soient les justifications qu'il pourrait invoquer a posteriori, de telles annonces ne peuvent être qu'autodestructrices pour le destin politique d'un intégriste assagi et fortement dévastatrices pour le pays, politiquement et économiquement. En proclamant l'avènement du califat, M. Jebali ne visait pas seulement l'idéal moral, incarné par les quatre califes dits éclairés et leur successeur omeyyade élevé à cette dignité pour sa piété légendaire, mais bel et bien l'institution politique et son corollaire, la guerre sainte. En cela, il n'ignorait pas qu'il se retrouverait sciemment en compagnie d'une flatteuse lignée de radicaux allant de Hassan Al-Banna et Sayd Qutb jusqu'au Sheikh Taqiuddin Al-Nabhani et ses illuminés d'aujourd'hui, qui ont fait du retour au califat une nécessité religieuse et prioritaire dont la fin justifierait tous les moyens. Avant d'assimiler la victoire de son parti à l'avènement du sixième califat, M. Jebali avait nécessairement pris le temps de méditer les implications de cette séduisante perspective qui ne se limiterait pas qu'aux Tunisiens, mais qui est appelée à s'étendre à la maison de l'islam dans son ensemble avec son milliard et demi de croyants. L'islam sunnite pose comme nécessaire l'existence à la tête de la communauté d'un chef unique dont la légitimité soit reconnue. L'institution de ce pouvoir suprême, dont l'absence nous maintient dans l'âge du paganisme, est un devoir de la collectivité et le rôle du calife en tant successeur du Prophète est d'appliquer, respecter et faire respecter la shariaa comme fondement de l'Etat. Pour cela il faudrait: Abolir les frontières qui séparent les nations musulmanes pour constituer un seul Etat, cette fois califal, s'étirant d'Est en Ouest, de l'Indonésie au Maroc et au-delà. Car le calife a deux missions : administrer les affaires des musulmans et islamiser le monde. L'une ne va pas sans l'autre. Le rétablissement du califat doit amener le règne de la parole de Dieu, avec le Coran pour constitution et le jihâd, comme moyen de le réaliser. Mais avant de rétablir un Etat unique, englobant tous les peuples musulmans, avec à leur tête un calife, il faut œuvrer au préalable à la réislamisation de la vie dans tous les domaines des mœurs, des idées et des sentiments contaminés par l'influence occidentale. On condamnera, dès lors, comme innovation blâmable (bid'a), toute égalité de genre, on rétablira la polygamie et l'inégalité dans le mariage comme dans le divorce, on réprouvera toutes sortes d'objets qui nous sont aujourd'hui indispensables et familiers mais que leur absence au moment de la révélation rendrait impie. Le Coran étant la source pure et absolue de toute connaissance, toutes les philosophies, sciences sociales, juridiques et politiques seront assimilées au paganisme et déclarées contraires à l'islam et les contrevenants châtiés. Enfin, une fois le règne de la Loi réalisé sur l'ensemble du territoire musulman, on invitera nos voisins non musulmans à embrasser l'islam sous peine d'invasion. Une telle logique, dans laquelle s'est barricadé M. Jebali, rendrait tout multipartisme intolérable et toute pratique démocratique une mécréance les mettant en conflit avec la religion, car la seule source de pouvoir en islam est le Livre de Dieu et non le peuple. Ainsi, lors du scrutin du 23 octobre dernier, le peuple tunisien, en élisant ses représentants à la Constituante aurait voté contre la loi de Dieu. Comment alors M. Jebali entend-il concilier le pluralisme démocratique, dont il fut le premier bénéficiaire, avec l'idéal proclamé par l'intransigeance doctrinale ? Autrement dit, comment peut-on proclamer l'avènement du califat tout en acceptant la démocratie ? Pour les islamistes, cette question n'a pas lieu d'être et il y a longtemps que sa réponse est connue: l'élection n'est que l'instrument commode permettant à la cause des islamistes de triompher et d'arriver au pouvoir. Maintenant qu'ils y sont, bien des insanités vont refaire surface. Certaines, sur le mode de la provocation, d'autres comme autant de ballons-sondes destinés à estimer l'impact de leur discours sur le public et le degré de vigilance des Tunisiens que la précarité va désengager de plus en plus de l'activité civique. Silencieusement et sournoisement se mettra alors en place une formidable régression.