Par Khaled TEBOURBI «Vous soulevez des montagnes d'un rien, et vous répandez le pessimisme dans le pays…». Celui qui parle est un jeune cadre d'Ennahdha. C'était l'autre soir sur «Hannibal TV». Le «vous» ciblait les médias. Ceux de «l'ancien système», a-t-il été précisé. Pour vive, trop vive, la réaction se comprend. On en a peut-être un peu rajouté, ces derniers temps, à l'encontre du parti de M. Rached Ghannouchi. Les vainqueurs de la Constituante «donnent envie», c'est vrai. Reste qu'il y a réponse à cela. Commençons par cette allusion à «l'ancien système». Nos médias, les publics en premier lieu, étaient bien «apparentés» au pouvoir sous Bourguiba et sous Ben Ali. A l'époque, toutefois, on les menait à la trique. Mais là, après un certain 14 janvier 2011, force est de reconnaître que le journalisme a largement pris ses distances. Le gros lot, maintenant, les centaines et centaines jadis réduits au silence font de leur mieux pour honorer la liberté retrouvée. Et même si de vieux réflexes persistent, même si des maladresses se constatent ici ou là, les intentions sont sincères et le ralliement à la révolution démocratique ne souffre plus d'équivoque. Ce qu'il y a, et c'est ce qui incommode sans doute nos amis nahdhaouis, c'est que ces médias au long parcours et au background culturel différent, n'ont ni les mêmes idées ni les mêmes expériences qu'eux, et pas forcément la même vision de la politique et de la religion. En fait, la Tunisie entière est taillée de la sorte. Les dernières élections l'ont clairement prouvé : elle a ses islamistes, ses gauchistes, elle a sa droite et son centre, son avant-garde militante et son arrière-garde nostalgique, sa jeunesse rebelle et sa majorité silencieuse ; elle a, immanquablement, ses médias «à l'ancienne» et son journalisme new-look. Une mosaïque, nul n'y peut. Pas même une majorité élue. Et c'est, du reste, à l'avantage de tout le monde. Au lieu de se rejeter les torts et d'entretenir les suspicions, on devrait, au contraire, chercher à mettre à profit ce beau capital de diversité. Demain, peut-être, il y aura alternance, la majorité peut changer de camp. Ce qui paraît, pour l'heure, «polémique malveillante», critique injuste ou excessive, «acharnement partisan» peut s'avérer plus tard procédé de bonne guerre. Les mécontents d'aujourd'hui nous diront alors s'il leur déplaira toujours que l'on «soulève des montagnes d'un rien». On répercute, c'est tout ! Nos médias abusent-ils, par ailleurs, de pessimisme? Faux. Ils sont sceptiques, ni plus ni moins. E l'on doit leur concéder qu'ils ont de bonnes raisons de l'être. Une toute première était que les 40% de suffrages pour un parti islamiste avaient agi comme une onde de choc. Inattendu malgré toutes les prévisions. Cela préfigurait du passage d'un modèle de société à un autre, peut-être même d'une culture à son opposée. Un basculement de l'ordre d'un demi-siècle. De vieux concepts ont ressurgi, d'autres valeurs sont mises en exergue. Au surplus, la population est partagée. Moment de doute, d'interrogation, de crainte face à l'inconnu. Les médias l'ont répercuté, c'est tout ! Il y a eu aussi des «effets d'annonce» pas spécialement heureux. Que fallait-il faire ? Passer outre ou avertir et prévenir ? Qu'aurait-on pensé de ces mêmes médias s'ils n'avaient ébruité les «dérives sémantiques» à propos de la femme, de la liberté d'expression… du «califat» ? Il y a enfin la terrible actualité récente : Gabès, Kasserine, Gafsa, Oum Laraïess, Md'hilla. Alors que les élus du peuple se concertent sur l'organisation des pouvoirs et des ministères à pourvoir, le pays profond flambe et la contestation s'élève de toutes parts. Télés, journaux, radios sont, naturellement, à pied d'œuvre. Ils rapportent l'info telle qu'elle est, fût-elle cruelle. Rapporter l'info, est-ce souffler «un mauvais vent»? Est-ce répandre le pessimisme et la morosité dans le pays ? Il faut savoir ce qu'on veut! Dhikra, «in memoriam» On était un grand cercle d'amis de Dhikra Mohamed, ce week-end, à commémorer sa douloureuse disparition voilà déjà huit longues années. C'était une fin de novembre 2003, exceptionnellement ensoleillée. La nouvelle avait tout assombri. Nous en portons le deuil à jamais. «Jamais» est le mot qui convient à la perte d'une artiste du talent et de la dimension de Dhikra. Plus que la personne, fidèle, généreuse, prodigue qui ne reconnaissait que le bonheur en toute chose, ce qui est irrémédiablement perdu pour nous tous, pour la musique et les publics arabes, c'est une voix à nulle autre pareille, toutes époques confondues, c'est un chant incomparable interrompu en pleine ascension, alors qu'il venait, à peine, de dévoiler l'étendue de son génie. Le deuil qui ne décroche guère est tout entier dans ce manque qui ne sera plus comblé, plus remplacé. On revient à chaque fois à ces propos de Warda, à laquelle on demandait un jour son avis sur la jeune chanteuse fraîchement émigrée en Egypte : «J'ai peut-être beaucoup à lui apprendre sur la vie — avait répondu la grande cantatrice—, mais dans l'art elle a déjà tout appris…»