Le monde parisien des lettres, habituellement si sérieux, est secoué d'un grand éclat de rire. Dans toute bonne farce, il faut un dindon. Plus le dindon est dodu, meilleure est la farce. Cette fois, le dindon est majestueux. Il ne s'agit, pas moins, que de Bernard-Henri Lévy (BHL), le romancier, l'essayiste, le metteur en scène, l'acteur et cinéaste, l'homme d'affaires, l'éditorialiste le plus présent, sinon le plus admiré, sur la scène publique française. 2010 devait marquer le grand retour en philosophie de BHL avec deux ouvrages publiés en février chez Grasset. Le premier, Pièces d'identité, est un épais recueil d'entretiens et de textes déjà parus dans différents médias. Le second, De la guerre en philosophie, est la reprise d'une conférence prononcée en 2009 à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm dont BHL est aussi un ancien élève. C'est ce deuxième livre qui assaisonne la farce. L'éditeur le présente aimablement comme un manuel pour âges obscurs. BHL y professe qu'un philosophe perd honneur et dignité quand il fait le deuil de la vérité. Et la vérité pathétique, selon Bernard-Henri Lévy, est que toute la pensée, l'idéalisme comme le matérialisme, n'a jamais été en mesure de prévoir et comprendre la barbarie moderne. D'ailleurs, après avoir réprimandé Marx et Hegel, BHL détrône Kant, «le philosophe sans corps et sans vie par excellence». Implacablement, il cite les recherches de Jean-Baptiste Botul qui définitivement a démontré « au lendemain de la seconde guerre mondiale, dans sa série de conférences aux néokantiens du Paraguay, que leur héros était un faux abstrait, un pur esprit de pure apparence ». L'inconvénient est que Jean-Baptiste Botul n'a jamais existé. Ou plutôt qu'il existe puisqu'il a été inventé, il y a une dizaine d'années déjà, par Frédéric Pagès, un agrégé de philosophie et journaliste, auquel un groupe de joyeux compagnons s'est joint pour donner vie à la créature imaginaire. Grace à leurs efforts, Botul est parvenu à publier des oeuvres décisives : La vie sexuelle d'Emmanuel Kant; Landru, Précurseur du Féminisme; Métaphysique du mou... La biographie de Botul reste obscure mais on peut leur faire confiance pour l'imaginer. Botul est un jeu littéraire, un prétexte pour faire des bons mots à table, un pied de nez à l'esprit de sérieux. Mais ce n'est ni une supercherie, ni une imposture. Jusqu'ici aucun critique et aucun lecteur ne s'était trompé sur Botul. Il suffisait de lire un peu. La beauté de la farce, c'est qu'il n'y avait pas de piège, aucune intention de tromper ou de moquer : le dindon n'est victime que de lui-même. Il arrive parfois qu'après avoir bien ri, on se retrouve songeur et même un peu triste. Un écrivain qui ne lit pas, un éditeur qui ne corrige pas, des critiques... Quand on y réflechit un peu, l'affaire n'est pas si drôle que ça. De Paris pour Le Temps