Par Dr Hédi BEN MAIZ * Dans un article publié dans le journal La Presse le 14/02/2011, intitulé «Halte à l'égoïsme», j'ai écrit «Tunisiennes, Tunisiens, pensez à votre pays, avant de penser à vous-mêmes, servez avant de vous servir, construisez au lieu de détruire, pensez à ces concitoyens, chômeurs, démunis qui parfois n'ont pas de quoi se nourrir. Préservez notre révolution, honorez la mémoire des martyrs, ne faites pas le jeu des contre-révolutionnaires, travaillez pour produire de la richesse et réduire le chômage, donnez de la Tunisie une image sereine, sécurisée, studieuse, solidaire, civilisée». Ceci s'adressait aux individus ainsi qu'aux organisations syndicales, politiques et sociales. Les lignes qui suivent sont le témoin de la souffrance que je ressens tous les jours, pour ne pas dire le désespoir, en voyant, en entendant et en lisant ce qui se passe en Tunisie depuis la révolution jusqu'à ce jour , car ce qui se passe sur la scène publique, avec «la bénédiction» d'Ennahdha n'incite guère à l'optimisme. Je rêve d'une Tunisie où l'autorité de l'Etat serait établie, non par la crainte mais par le respect et la considération, où l'Administration, au service du citoyen, fonctionnerait avec célérité et efficacité et devrait faire oublier la parole célèbre de Charles Nicolle : «Etant par définition immortelle, l'Administration n'a pas la notion de temps». Les fonctionnaires devraient oublier «les normes» établies dans l'administration du temps de Zaba : «Inchallah, Erjaâ Ghodwa, Ya min Ache». Je rêve d'une Tunisie avec une justice «juste», au-dessus de tout soupçon, une justice équitable, libre, indépendante, ne subissant aucune pression et rendant des verdicts en toute transparence. Je rêve d'une Tunisie paisible et sécurisée. Cette sécurité est assurée en premier par des citoyens responsables et civilisés, puis par les forces de sécurité et de l'armée nationales, auxquelles je rends un vibrant hommage pour les efforts fournis afin de faire face aux contre-révolutionnaires d'où qu'ils viennent et aux agissements des personnes qui ont confondu liberté et gabegie. Je rêve d'une Tunisie où l'école, le lycée, le collège, l'université, seraient le havre du savoir, du savoir-être et du savoir-faire, où l'on formerait des têtes bien faites, plutôt que des têtes bien pleines, où les enseignants auraient à cœur de former des jeunes générations qui non seulement détiendraient la science, mais aussi la conscience, car «science sans conscience n'est que ruine de l'âme» (Rabelais). Ces lieux de l'apprentissage et du savoir doivent être épargnés de tout comportement rétrograde, empreint d'obscurantisme et d'une religiosité mal comprise et interprétée d'une façon étriquée. Je rêve d'une Tunisie où la santé du citoyen serait préservée par un système de soins équitable et efficace, où chaque Tunisienne et chaque Tunisien, aurait la possibilité de se faire soigner, là où il se trouve. Pour ce faire, les ministères impliqués (Santé publique, Affaires sociales, Enseignement supérieur et Recherche scientifique, Finances, Equipement) devraient tout mettre en œuvre pour réussir cette politique (locaux appropriés équipés de matériel médical adéquat, disponibilité des médicaments essentiels, personnel médical et paramédical bien formé, motivé, encouragé, leur nombre en conformité avec les normes de l'OMS). La bonne santé de la population constitue un excellent levier de développement. La Tunisie est en possession de bons atouts pour réaliser la santé pour tous, D'une part, grâce à son secteur public, à condition que celui-ci soit valorisé et mieux géré, et d'autre part son secteur privé débarrassé de son aspect mercantile. J'ai toujours répété à mes élèves : «Lorsque l'argent domine le cabinet du médecin, la Médecine en sort». Par ailleurs, la médecine n'est pas seulement curative, elle est aussi préventive et ceci par le biais de l'éducation sanitaire de la population (hygiène de vie et alimentation). Elle l'est par la lutte contre la dégradation de l'environnement, en attirant l'attention de la population et de l'autorité sur les facteurs de nuisance et sur les moyens et les modalités pour s'en prévenir. Je rêve d'une Tunisie verte où chaque mètre carré serait cultivé, où chaque goutte d'eau serait préservée, où le travail de la terre constituerait un moyen efficace pour réduire le chômage, éviter l'exode rural et assurer l'indépendance alimentaire. Je rêve d'une Tunisie où les intellectuels, les hommes de sciences et de lettres, les artistes seraient considérés et honorés pour leur rayonnement local et international. Du temps de Zaba, ils étaient marginalisés et bâillonnés, ce qui ne nous étonne guère, car ceux qui se ressemblent s'assemblent. Il était minable et entouré de minables. J'espère que nos nouveaux dirigeants ne suivront pas son sillage. Je rêve d'une Tunisie où la loi serait respectée, où les villes et villages seraient nettoyés, les ordures ménagères régulièrement ramassées, où les constructions anarchiques seraient bannies, où un plan d'urbanisme serait adopté et où les jardins publics seraient entretenus. Je rêve d'une Tunisie où il y aurait de vrais citoyens et non des sujets, des citoyens ayant un sens aigu de la responsabilité quant à leurs actes, leurs comportements et leur langage ; des citoyens aimant viscéralement leur patrie, honnêtes dans leurs faits et gestes. «Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots» (Martin Luther King). Je rêve d'une Tunisie solidaire, où chaque citoyen tendrait la main à son prochain, où l'entraide mutuelle serait érigée en système, sans attendre le «retour d'ascenseur». Aider l'autre à traverser un obstacle, soulager ses souffrances physiques, morales ou sociales, en un mot, faire du bien, sans faire de bruit, car «le bien ne fait pas de bruit et le bruit ne fait pas de bien». Je rêve d'une Tunisie où le régionalisme, le tribalisme, le corporatisme, l'affairisme, le favoritisme, seraient à jamais éradiqués et où, seuls l'effort, l'engagement, le mérite de chacun seraient récompensés. Seule la méritocratie dominerait et non la famille ou le clan. «L'honnête homme est celui qui dit je suis et non celui qui dit mon père était». Je rêve d'une Tunisie tolérante, reflet de son histoire où la religion et la politique se sont toujours côtoyées en toute indépendance, où la femme est l'égale de l'homme, et non reléguée et considérée comme étant au service de l'homme; ceux qui préconisent cette attitude sont encore en plein obscurantisme et confondent révolution et involution. A l'heure de la mondialisation, il faut avancer et non reculer, on ne peut plus guère vivre en autarcie. «Appeler les femmes le sexe faible est un mensonge. C'est une injustice des hommes faite aux femmes. Si la non-violence est la loi de nos ancêtres, le futur est avec les femmes» (Gandhi). Je rêve d'une Tunisie, fière de son identité enracinée dans la nuit des temps, respectueuse des legs, des civilisations qui se sont succédées sur sa terre bénie. Ces legs vont de l'habit à l'art culinaire. Voir des femmes et des hommes portant des tenues qui n'ont aucun lien avec notre patrimoine et en plus laides me choque énormément. Je peux comprendre que certaines personnes ne veuillent pas s'habiller à l'«européenne»; mais alors qu'ils portent nos tenues ancestrales, qui sont belles et décentes. Je rêve d'une Tunisie où il n'y aurait plus de place pour les voleurs, les menteurs, les hypocrites, les opportunistes, les égoïstes, les malhonnêtes, les corrompus, les populistes, les rétrogrades barbus et estampillés. Je rêve d'une Assemblée constituante où les élus auraient un sens aigu de la responsabilité et comme principale préoccupation l'intérêt supérieur de la Tunisie pour rédiger une Constitution moderniste qui tiendra compte de notre patrimoine civilisationnel, afin que la Tunisie reste à jamais la locomotive des pays arabo-musulmans. Je rêve de gouvernants honnêtes, sincères, altruistes, patriotes, profondément démocrates, au service des citoyens qui leur ont permis d'accéder à ces postes tant désirés, et ce, pour leur permettre de continuer à rêver d'une République démocratique et moderniste où chacun retrouvera la dignité par le travail, la liberté et la justice. Et que nos gouvernants se mettent bien dans la tête ceci : le peuple tunisien, qui a voulu un changement de régime en se débarrassant de la dictature et non un changement de société, ne se laissera pas berner ni trahir et n'acceptera nullement un retour au temps des ténèbres. Si vous l'empêchez de rêver, il vous empêchera de dormir et prononcera comme un seul homme le mot magique «Dégage». Nos élus et nos gouvernants doivent impérativement saisir la portée du poème d'Abou Kacem Echebbi, ce grand rêveur : «Si le peuple aspire un jour à la vie, le destin lui répondra, la nuit obscure s'achèvera et le poids des chaînes cédera». Les maîtres mots pour la réussite de notre révolution qui a ouvert les portes du printemps arabe sont : autorité, justice, sécurité, éducation, santé, culture et respect du travail, altruisme, solidarité, tolérance, dignité. Mes rêves sont-ils réalisables, sinon je serai pauvre ! Marie Von Ebner-Elchenbach vient à mon secours «Ne te crois pas pauvre parce que tes rêves ne sont pas réalisés, vraiment pauvre est celui qui ne connaît pas les rêves». J'espère que mes rêves deviendront réalité. Cela est possible grâce au génie tunisien. J'ai souvent entendu mon maître, feu le Professeur Hassouna Ben Ayed, dire : «Si le Tunisien utilisait son intelligence à bon escient, il dépasserait le Japonais». Notre Prophète a dit : «Si la volonté de l'homme est d'atteindre l'au-delà des cieux, il y parviendrait». Rêver, agir et persévérer a été, est et sera ma ligne de conduite pour être le plus utile à mon pays. Le Docteur Hans Syle a écrit : «Pour faire qu'un beau rêve devienne vrai, la première condition est d'avoir une grande capacité de rêver, la deuxième est la persévérance, c'est-à-dire la foi dans le rêve». En guise de conclusion, je ne trouve pas mieux que ce verset du Coran : «L'homme parfait est celui qui est le plus utile aux autres». Soyons utiles à notre chère Tunisie.