Toute sa vie il a dû endurer la honte d'être un fils de traître alors qu'il n'était en vérité que ce qu'on appelle, dans la Black Fiction américaine, « un fils de passe », c'est-à-dire un enfant né de l'accouplement d'un blanc et d'une prostituée noire. Tout commence par le feu et finit dans un merveilleux incendie qu'une pluie torrentielle n'arrive pas à étouffer mais auquel elle semble donner de la vigueur. Dans le village situé à 140 km de Tunis, Khaled vit avec sa sœur jumelle sous la protection d'une louve de mère dont hommes et femmes craignent les réactions fulgurantes et la langue fourchue à laquelle rien ni personne ne peut résister même pas le cheikh. Incendie… Interrogatoires… Incarcération et puis cela finit dans un hôpital psychiatrique ou Khaled, toujours bouillonnant de frustration et prêt à tout donner pour un regard, une caresse ou un baiser d'amour commence sa journée en pleurant sur les jours et rêve comme un noctambule d'une histoire d'amour avec le toubib chargée d'étudier sa psychologie pour en référer aux autorités judiciaires. Quels sont les événements qui l'ont emmené dans cet univers claustré ? Toute d'abord l'amour sans bornes qu'il voue à sa mère. Ensuite l'héritage lourd que lui a légué un père dont il se souvient à peine et qui est honni pour avoir trahi son pays à deux reprises. Khaled doit se fiancer alors qu'il n'avait que dix-sept ans et qu'il n'avait pas encore achevé ses études, personne au village ne veut de lui comme gendre. Malgré l'insistance de sa mère qui finit par se rendre à l'évidence… sa famille est frappée par la honte. Elle réussira cependant à marier sa fille à un nabot démuni de tout et qui n'accepta que parce qu'il allait avoir gîte et travail chez sa belle mère. Un marché ignoble mais le mariage eut lieu. Khaled, quant à lui, va se trouver à Tunis dans une Oukala (un hôtel-taudis) ayant décroché un poste de petit fonctionnaire. Il va y connaître une vie minable, des histoires « d'amour » minables et y rencontrer quelques fripouilles… qui ne peuvent être que minables avec une vie minable et des histoires d'amour minables. Les choses redoubleront de violence lorsque la mère racontera à son fils la véritable histoire de sa venue au monde. Au fait il n'était pas le fils de son père mais celui d'un commissaire français qu'elle est allée voir pour qu'il lui donne des nouvelles de son mari incarcéré parce qu'il avait pris position pour les Allemands contre les alliés et qu'il a troqué son uniforme de l'armée française contre un uniforme allemand et qu'il criait « Heil Hitler ! Vive Hadj Hitler » après que la photo où figurait le Führer en compagnie de Hadj Amine Husseini, Mufti et leader palestinien, a commencé à circuler. Pendant six jours de suite, la maman de Khaled va revenir au poste de police pour avoir des nouvelles de son mari et pendant six jours elle va se faire violer par le commissaire et ses acolytes. Ces sévices donneront naissance aux jumeaux Khaled et Khédija. Le traître, libéré depuis, accusa le coup, fit semblant de ne pas comprendre. Ce couple avait un enfant aîné légitime et de pure sous-race. Il disparaîtra définitivement un jour sans que personne ne sache pourquoi. La mère décide qu'il est mort et clôt définitivement son dossier. Quand le feu a pris dans la maison, la mère arrive à sauver ses jumeaux mais son traître de mari refuse de sortir et se laisse calciner. Le lendemain il n'y aura que des cendres. Quelques années plus tard Khaled rencontre son frère à Tunis. La rencontre est d'une violence terrible. L'aîné refusant de le reconnaître ou d'admettre le moindre lien de parenté avec sa sœur et sa mère qu'il insulte honteusement. C'était le mot de trop. Khaled décide de venger l'honneur perdu de sa défunte maman. Le frère renégat était installé dans une belle villa de l'Ariana. Il avait réussi en affaires et ne voulait plus jamais entendre parler d'un soit disant passé ou d'un village du nom de B… situé à 140 km de Tunis. Khaled va mettre le feu à la belle villa ressuscitant ainsi la même scène vécue dans son enfance et qu'il avait gardée en mémoire malgré son jeune âge. Ce faisant Khaled avait la certitude de tuer enfin ce père qui n'était même pas le sien, qui a jeté la honte sur sa famille et qui est encore vivant dans la peau de ce frère aîné qui ne méritait pas d'être le fils d'El Hadja, cette maman qui n'a jamais été à la Mecque. Avec ce troisième livre, Mohamed Bouamoud semble commencer à réellement maîtriser l'art du roman. L'action est menée avec doigté et clarté. La narration coule comme un torrent d'eau du haut d'une montagne. Cette montagne brasse quelques décennies de l'histoire de la Tunisie sous le protectorat, surtout pendant la deuxième guerre mondiale, l'expérience socialisante et le début du libéralisme. Cela donne à rire même s'il s'agit d'une série de drames. Une tragi-comédie comme on aimerait en lire plus souvent. Chapeau ! Hechmi GHACHEM * Les années de la honte, Sud Editions, 156 p., mars 2010.