Par Mohamed Salah Dans ce nouveau contexte politique, les agriculteurs auront à acquérir un pouvoir de négociation leur permettant d'asseoir un mécanisme de prise de décision collective prenant en compte leurs intérêts. L'acquisition d'un tel pouvoir de négociation requiert l'organisation de ces agents microéconomiques. L'existence du contre-pouvoir des agriculteurs conditionnera la conception et la mise en œuvre du tissu institutionnel favorable à la croissance économique souhaitée. Cette dernière doit être de nature intensive engendrée par une meilleure exploitation des ressources naturelles et par de l'innovation technologique. En effet, le modèle de croissance extensive adopté jusque-là ne peut, compte tenu des limitations des ressources naturelles, être poursuivi. L'organisation des agriculteurs passe nécessairement par une restructuration-refonte de l'Utap. Dans cette perspective, la représentation des agriculteurs peut être une structure nationale fédérant des organes conçus sur une base régionale, d'orientation productive, de filière. Ces structures seront gérées par des membres élus démocratiquement. Elles seront en mesure d'œuvrer pour faire évoluer la prise de décision collective progressivement vers une forme plus itérative, interactive, associative entre les pouvoirs publics, le centre, et les agriculteurs, la base. L'amélioration de l'efficacité de la gestion des ressources naturelles et, partant, de leur valorisation peut être l'un des corollaires de la démocratisation des représentations paysannes et de leurs méthodes de travail. A cet effet, des droits d'appropriation de ces ressources sont à définir et à mettre en œuvre. Ils constitueront une incitation suffisante aux usagers de ces ressources de les protéger et de se placer dans une perspective de durabilité. Il ne s'agirait pas de droits de propriété privée ni collective mais de rapports stables entre usagers et ressources. Ils doivent être compatibles, en ce qui concerne l'eau, avec les possibilités des transferts interrégionaux existants. Ces derniers devraient, toutefois, être économiquement justifiés, c'est-à-dire issus d'un marché virtuel de cette ressource. A l'échelle locale, les GDA actuels gérés par des personnes relais animées par des objectifs purement personnels sans aucun rapport avec ceux des groupes auxquels ils appartiennent seront remplacés par des organisations gouvernées par des responsables représentatifs. Ces derniers chercheront à faire réussir l'action collective ayant donné naissance aux GDA. En outre, il convient de signaler que la principale source de la croissance intensive devrait être l'innovation technologique à réaliser par l'exploitation agricole. Celle-ci se trouve actuellement insérée dans un réseau complexe de relations de plus en plus marchandes et confrontée à des risques physiques et financiers en l'absence quasi-totale de tout système d'assurance. Elle doit, à titre d'illustration, faire face à la volatilité des prix des produits agricoles et aux fluctuations des rendements physiques des cultures et respecter la rigueur des échéances de remboursement d'éventuels emprunts contractés. Dans de telles conditions, l'exploitation n'est que peu incitée à investir dans l'innovation technologique, elle-même source d'aggravation du risque, du moins au début de son adoption. Les quelques rares exploitations engagées actuellement dans la voie de l'innovation, exerçant sur des terres domaniales ou privées, bénéficient d'un environnement institutionnel particulier. Elles ont un accès privilégié au financement, national ou étranger, des investissements requis, et à du travail qualifié recruté aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Elles orientent l'essentiel de leur production vers l'exportation. Elles ont peu ou pas d'effet d'entraînement sur les autres exploitations. En continuant à adopter cette vision micro-économique de la croissance, l'exploitation agricole devrait être intégrée dans un système d'incitations favorable à son engagement sur la voie de l'innovation technologique. Autrement dit, un contexte institutionnel de nature à rendre les projets d'investissement dans l'innovation suffisamment rentables et attractifs pour une majorité d'exploitations. Selon cette perspective, les rapports existant entre les acteurs concernés, au sein et en dehors de l'exploitation doivent être révisés. Ces rapports ne seraient pas du type marchand mais de coopération et de coordination. Il s'agit du renforcement et de la dynamisation du tissu associatif qui constituent une autre voie de développement, à opposer au marché et à l'Etat social dont l'intervention est appelée à se réduire. Ce courant associatif doit gagner en autonomie et en efficacité. Il permettra de réduire les coûts de production, de commercialisation et de transaction. Il sera aussi un garant de la réussite de l'action collective, pour l'amélioration de la gestion des ressources communes, nappes, forêts, périmètres irrigués mais aussi les labels de qualité des produits agricoles. La révision des principaux rapports concernant les agriculteurs et comptables avec une croissance intensive est ci-après ébauchée. Pour dépasser l'asymétrie d'information due au hasard moral et pouvant exister entre la main-d'œuvre et l'exploitant, les travailleurs doivent être impliqués dans la gestion de l'exploitation. Cette implication peut être assurée à travers la réhabilitation des anciens rapports de production précapitalistes. Il convient de noter que le capitalisme en tant que mode de production dominant a montré des capacités d'adaptation à ce type de rapports sociaux. La mise en œuvre de ces rapports permet de réduire la dépendance de l'offre du travail, notamment qualifié, de la structure du salaire, décidée en dehors du fonctionnement de l'exploitation agricole. Dans une première phase, les pouvoirs publics peuvent investir dans le capital humain pour que l'offre de la main- d'œuvre qualifiée puisse répondre aux demandes de travail des exploitations innovantes. De cette façon, l'offre d'emploi devient déterminée, d'une manière endogène, par les institutions organisant le marché de l'emploi. L'efficacité de la mise en œuvre de ces institutions pourrait être un levier de lutte contre le chômage des employés qualifiés. Les divers statuts de propriété de la terre sont à conserver. En revanche, l'accès à la terre exploitée serait davantage collectif, particulièrement dans le cas d'exploitations exiguës. A cet effet, des comportements coopératifs sont à encourager. Les agriculteurs puiseront dans leur appris culturel pour adopter de tels comportements. Ces derniers sont à généraliser aux activités d'approvisionnement en intrants et de commercialisation des produits. Un tissu de relations associatives et coopératives devrait organiser l'essentiel des rapports interexploitations. Contrairement à l'expérience des années soixante, les innovations institutionnelles à proposer ne devraient pas évoluer en fonction des intérêts d'agents microéconomiques donnés. De plus, l'évaluation du rôle de coordination de ces innovations institutionnelles devrait être conduite sur un horizon de temps plus long que celui adopté pour l'analyse des projets individuels des agents microéconomiques. En ce qui concerne le financement des projets à rentabilité différée et plus risquée car impliquant de l'innovation, les banquiers seraient impliqués, ne serait-ce que partiellement, dans leur gestion et leur contrôle. Les financiers pourraient, alors, moduler les taux d'intérêt exigés en fonction de la qualité des projets soumis au financement mais aussi en fonction du degré de leur implication dans leur gestion. Ces suggestions partielles de modification des éléments du système institutionnel sont à considérer comme complémentaires et devraient être menées d'une manière simultanée. Il est une évidence que ces suggestions sont une première ébauche sommaire des changements institutionnels nécessaires pour réaliser la croissance requise. Il doit être, cependant, souligné que les changements du système institutionnel actuel devront être considérés comme source de compétitivité de l'agriculture tunisienne. Etant donné l'importance du système institutionnel dans la détermination des performances économiques du secteur, l'amendement de ce système peut être considéré comme une priorité. Il doit refléter les spécificités de notre pays et constituer un déterminant de la compétitivité de notre agriculture.