Par Omar BOUHADIBA Si El Béji l'a très bien dit. J'ai confiance dans le peuple tunisien, parce que c'est un peuple extraordinaire. Comme souvent, il exprime en termes simples ce que nous pensons tous. Seul un peuple extraordinaire pouvait déclencher une vague de fond assez profonde pour secouer les rues du Caire, les tribus du Yémen et de Libye, les villages de Syrie et, au-delà des mers, inspirer des mouvements comme les Indignados espagnols, ou “occupy Wall Street”. Seul un peuple extraordinaire pouvait produire une révolution si propre qu'en l'espace de quelques semaines le tour était joué, sans règlement de compte, ni revanche, et le tout dans le plus grand respect de la loi. On ne peut zapper aujourd'hui les chaînes d'information satellitaires sans être frappés par le contraste. Les rues du Caire sont de nouveau le théâtre d'affrontements violents. Le bouffon sanguinaire de Sanâa continue à promettre son départ, tout en tuant son peuple. A Damas, les forces de défense nationale qui n'ont jamais rien défendu, s'acharnent à l'arme lourde sur leurs propres citoyens. En revanche, chez nous, on voit, en direct, des élus de tous bords s'affronter en toute civilité, dans un processus qui ferait honneur à n'importe quelle démocratie dans le monde. On ne peut pas aujourd'hui ne pas être fier d'être Tunisien. Pourtant, après la joie du changement, le malaise s'insinue, et l'inquiétude augmente. Il y a un sentiment très palpable dans les rues et les cafés, sur les réseaux sociaux, et dans la presse écrite que les choses ne vont pas comme on le voudrait. Mohamed, je crois que c'est son nom, est un beau jeune homme avec une certaine prestance. Malgré ses traits réguliers, il a l'air d'un gueux. Habillé de haillons crasseux, il a les dents sales, et l'air épuisé. Mohamed campe depuis des semaines sous les grilles de l'Assemblée nationale au Bardo, protégé de quelques bâches trempées par la pluie. Il vient du fameux bassin minier. Quand on lui demande pourquoi il est là, il s'anime, se laissant emporter par la colère, hurlant presque aux passants qui s'arrêtent. J'ai 26 ans et je n'ai pas travaillé un seul jour dans ma vie. Parti comme ça, je pense ne jamais travailler. Nos conditions d'existence sont misérables, et notre espérance de vie est la plus courte du pays. Pourquoi n'aurais-je pas le droit de vivre jusqu'à 80 ans comme tout le monde? La rage le fait trembler. Il reprend son souffle: notre région produit des milliards en minerais chaque mois. Où va notre argent? Un badaud, touché par la détresse du jeune homme, suggère qu' avec la révolution, les choses vont certainement changer. Mohamed fait un geste vers le bâtiment qu'on devine derrière les grilles de fer : ces gens-là sont plus occupés à se battre pour les sièges et à défendre leurs intérêts propres qu'à s'occuper des pauvres. Les pauvres ont fait la révolution, nous sommes prêts à en faire une autre pour notre droit. Et puis il a ces mots terribles : finalement, Ben Ali, Mbazaâ, Marzouki, Jebali... on n'a vu aucune différence! Des jeunes gens comme Mohamed... Il y en a 900.000 en Tunisie. Tout le monde l'a compris dans le pays. Les problèmes économiques auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés, sont sans précédent. Tout le monde sait que la situation est explosive et l'urgence extrême. Tout le monde... sauf notre gouvernement et le Parlement dont il est issu. Au Bardo, comme à la Kasbah, on prend son temps. L'Assemblée constituante, élue pour écrire une Constitution, n'en a pas rédigé une ligne, tant elle est occupée à discuter son règlement intérieur. Deux mois ont passé, et le Tunisien voit avec ébahissement un groupe d'élus plus soucieux de politique politicienne, et d'habiles manoeuvres partisanes, que de sauver le pays du gouffre économique vers lequel on glisse irrémédiablement. Cela en est presque surréaliste. Il y a le feu en la demeure, mais le congrès s'amuse. La composition du gouvernement a laissé perplexe plus d'un. L'idée directrice semble en être “le parti avant le pays”. Alors que le pays regorge de compétences, nous avons un ministre des Affaires étrangères qui n'a jamais été diplomate, un ministre du Tourisme qui n'a jamais fait de tourisme, un ministre de l'Intérieur qui n'a jamais vu de l'intérieur que les abominables geôles de Ben Ali, etc.... Quant au ministre entre les mains duquel nous mettons notre bien le plus cher, notre jeunesse, le coup de pied magique qui faisait la joie des Tunisiens ne peut cacher le fait qu'il n'a pas même pas le bac. Mieux encore, nous nous payons maintenant le luxe de 41 ministres, plus que la France qui n'en a que 35, l'Angleterre qui en a 24 et la Suisse, qui n'en a que sept. 41 salaires, 41 mercedes noires, 41 chefs de cabinet, 41 indemnités de logement. Bref, tout pour conforter le sentiment naissant que nous sommes de nouveau dans une logique de partage du gâteau entre les copains et les coquins, et de “jobs for the boys”... Plus de deux mois après les élections, ces 41 sont à ce jour les seuls emplois créés par le gouvernement transitoire. Le programme du gouvernement annoncé en grandes pompes récemment n'est remarquable que par sa banalité et reflète le manque d'expérience de l'équipe qui le présente. Il fait grand cas de 25.000 emplois devant être créés dans la Fonction publique. Peu d'indications quant aux 875.000 restants, sinon que la Libye et les pays frères du Moyen-Orient vont mettre la main à la pâte. Une politique de sortie de crise basée sur les largesses de quelques monarchies moyen-orientales qui nous sauveraient la mise, moyennant quelques hôtels sans alcool, semble au mieux fantaisiste. Malheureusement, nous avons tous dépassé l'âge de croire au Papa Noël, fût-il Qatari. Pour compléter le tableau, notre président, qui aurait, dit-on, la haute main sur notre politique étrangère, ne semble avoir d'autres priorités diplomatiques que celle de commencer une guerre médiatique tout à fait gratuite avec notre principal partenaire commercial, la France, ou d'annoncer de son propre chef une union avec un pays souverain encore en proie aux affres du changement de régime, ou encore d'entamer une polémique bizarre avec l'Algérie, sur la façon dont notre voisin aurait dû mener ses affaires pendant la douloureuse guerre civile qui l'a secoué. Rien dans tout cela qui soit de nature à restaurer la confiance qui ramènerait touristes et investisseurs étrangers. Bill Clinton avait gagné sa campagne sur le slogan “It is the economy, stupid”. Les choses ne sont pas différentes aujourd'hui en Tunisie. Il suffit d'étudier les grandes crises du siècle dernier pour se rendre compte que des solutions keynesianistes au New Deal de Roosevelt, sortir d'une crise a toujours impliqué le fait de soutenir la demande par la création d'emplois. Nous sommes dans une situation extrêmement difficile, qui nécessite toutes les énergies disponibles dans le pays. Ce n'est pas le moment de se tromper de bataille. Pour ceux qui ne l'ont pas compris, la bataille aujourd'hui se joue sur le terrain économique, non pas idéologique. La révolution n'a pas été faite pour installer telle ou telle idéologie au pouvoir. Elle a été faite par des jeunes, demandant un emploi, une vie digne et le droit d'espérer en un avenir meilleur... A moins que nos gouvernants ne se mettent à la tâche rapidement afin de satisfaire ces demandes légitimes, je ne vois pas pourquoi des jeunes comme Mohamed ne retourneraient pas dans la rue pour s'assurer que, cette fois, on les a bien compris.