Par Khaled EL MANOUBI Gilbert Naccache allie plusieurs qualités ; né dans une famille juive, il n'est sûrement pas musulman ; nul ne peut mettre en doute sa tunisianité : il lui suffit d'être juif tunisien ; il a en plus un nom arabe porté également par des musulmans et, surtout, sa défense des causes de la gauche lui a valu de longues années de prison non pas du fait de Ben Ali mais de Bourguiba. Emprisonnement qui résulte et d'une police dévoyée politiquement et d'une justice tout simplement mise au pas par le chef de guerre dérivé du zaïm soi- disant nommé chef de l'Etat. Gilbert Naccache conclut son analyse publiée par un quotidien de la place du 11/02/2012 par ces propos : «Les destouriens sont tentés par une alliance avec les forces du passé au nom de la lutte contre l'obscurantisme. On sait où cela peut mener». Dans ce qui suit nous reprendrons certaines de nos propositions publiées dans le journal La Presse par l'indication de la date de publication entre parenthèses. Par ailleurs, nous plaçons «la sortie du Moyen Age en Tunisie dans la tenue des premières élections libres» en dehors de l'occupation étrangère le 23 octobre 2011(26/10/11). Or, au Moyen Age, il n'y a en principe que des pieux. Qu'on en juge:deux siècles après la création de Boston et malgré la naissance de la grande démocratie américaine, les puritains empêchaient à la fin du XVIIIe siècle l'établissement d'un théâtre dans la ville. C'est que, tout comme les Américains sont chrétiens (en majorité), les Tunisiens sont musulmans ( en grande majorité ). Il en résulte qu'au sortir immédiat du Moyen Age, le clivage gauche-droite est, au mieux, en devenir, en particulier «le clivage islamisme-gauche n'a aucun sens et (...)le véritable clivage sépare le peuple – avide de démocratie comme prélude au marché – de l'élite possédante» (12/12/11). Et que dit Gilbert Naccache de cette élite ? D'abord que «les destouriens anciens et nouveaux, n'étaient plus un parti depuis longtemps». C'est bien ce que nous affirmons : «Il faut préciser que le Destour ( PSD) a été détruit par son propre président Bourguiba au plus tard lorsqu'il a ignoré le congrès de Monastir 1 de 1971» (23/11/11). Que sont alors les destouriens anciens ou nouveaux ?Au choix : Gilbert Naccache en parle comme des gens qui «depuis longtemps se sont transformés, au mieux comme composante spéciale et hors légalité de l'appareil d'Etat , au pire (mais avec eux c'est toujours le pire), ce qui n'est pas exclusif de la première forme, au contraire, en une organisation de malfaiteurs rackettant sans merci tous ceux qu'ils pouvaient terroriser» ; ou encore :soit «parasitisme de l'élite possédante» ( 13/01/12) dans lequel le mouvement coopératif n'a été qu'un épiphénomène —par ailleurs terrible pour le peuple et non pour l'essentiel de l'élite — destiné à conférer au régime une façade de gauche ; soit «bannissement de la démocratie» par lequel «les possédants ont interdit au peuple d'échapper à la pauvreté laquelle est toujours relative» (19/12/11) et par ailleurs systématiquement niée par les médias («Tounès Bikhair»). Les destouriens nouveaux –tel Ghannouchi – et anciens – tel Essebsi lequel est un peu nouveau parce qu'il a été président du parlement frauduleusement élu selon l'aveu de l'intéressé de Ben Ali – font donc l'essentiel de la contre-révolution. Et c'est ,comme le dit Naccahe, «contre eux que le peuple s'est élevé et il sait bien, le peuple, qu'ils représentent la contre-révolution». Et Gilbert de préciser : «Essebsi n'a fait tout au long de son mandat que préparer le retour des destouriens sur le devant de la scène» en n'étant que «la version soft de Mohamed Gannouchi». Essebsi a cru jusqu'au 24 octobre parvenir à ce que Naccache évoque comme une Constituante faite «d'une grande confusion» et qui ne sera alors qu'un jouet à la discrétion de la contre- révolution. N'avons-nous pas écrit que «Essebsi n'a pas été le chef de gouvernement de la révolution et de la démocratie mais plutôt le chef de l'opposition contre-révolutionnaire déguisé en démocrate» (23/11/11). Il s'est doté de ce que nous avons appelé le 23/11/11 d'un plan B précisément décrié par Naccache et d'un plan C faisant suite à l'échec du B, plan C devenu manifeste aujourd'hui. Non, la menace qui pèse sur la démocratie ne vient pas des islamistes – fussent-ils extrémistes – mais bel et bien des destouriens que Naccache ne connaît que trop depuis un demi-siècle. Force est donc d'admettre que l'on doit mettre en œuvre la recommandation salutaire de Gilbert Naccache selon laquelle «les destouriens n'ont pas de place dans le nouvel espace politique». A cette fin , nous invitons les révolutionnaires – les seuls qui soient démocrates – à méditer et à discuter les propositions ci-après. Au préalable, pourfendons trois agissements antidémocratiques venant de personnes qui n'ont pas l'excuse de l'ignorance. N'a-t-on pas vu un ancien doyen—constitutionnaliste de surcroît — déclarer à la télévision que l'argent politique ne doit être contrôlé qu'à son utilisation et non à son origine ? N'a-t-on pas vu le même présenter une constitution toute faite ( de 176 articles ) à la veille de la campagne de l'élection de la Constituante ? S'agissant de la réunion d'une constituante parallèle à l'initiative de juristes et même de députés, disons qu'à notre connaissance, c'est une première dans l'histoire des constituantes démocratiquement élues et, bien sûr, des autres. Qu'on nous entende bien, la démarche de la proposition est saine quant à son fond .Mais de telles démarches sont franchement illégitimes quant à leur forme : la politique est en effet la seule activité sociale où la forme — l'apparence — compte autant que le fond – le contenu. Les porte-parole de l'élite autoproclamée foulent à chaque instant et formellement la légitimité enfin arrachée par le peuple : pour eux, le vote du peuple ne compte pas, le peuple lui-même n'existe pas, la question constitutionnelle lancinante aujourd'hui est celle-ci : comment assurer la pérennité de la démocratie en préservant celle-ci des menées de ces autoproclamés lesquels ne manquent pas de jouer sur les libertés aujourd'hui effectives. La Constitution en cours d'élaboration aura bien sûr à régler les questions pour ainsi dire techniques de l'agencement des libertés et des pouvoirs. Mais elle aura aussi, et d'abord, à couper la voie aux contre-révolutionnaires déguisés en démocrates que Naccache nomme «des destouriens anciens et nouveaux». En premier lieu, il faut consacrer solennellement le caractère imprescriptible des crimes de torture et ceux contre l'humanité. Il faut ici saluer à propos des premiers l'engagement de la procédure par une commission de la Constituante le 29 février dernier. S'agissant des secondes, il n'est pas certain qu'ils n'aient pas été commis depuis l'indépendance : je pense notamment à l'utilisation de l'arme aérienne par Ben Ali contre les islamistes chez eux. En second lieu, il faut que l'espace politique soit réservé aux représentants authentiques du peuple. A ce propos, mentionnons qu'une mesure de salut démocratique, aujourd'hui un peu vieillie, a été prise en France par la Convention le 30 août 1795 pour faire face au péril royaliste : les deux tiers des futurs députés devraient être choisis parmi ses membres. Du reste, une telle mesure serait partiellement inefficace en Tunisie aujourd'hui : il reste en effet à prouver que des députés de la Constituante n'ont pas été élus grâce à l'encadrement actif de la sécurité de l'Etat couverte par Essebsi. L'on peut, à cet égard, se contenter — c'est bien ici le mot — d'interdire, l'éligibilité et l'activité politique à l'encadrement politique par excellence du Destour (Néo, PSD, RCD) : président, Premier ministre, membre du bureau politique, ministre de souveraineté, gouverneur, sénateur, député, maire. Cette interdiction prendra la forme d'une loi fondamentale – complétée éventuellement par des textes d'application – expressément compatibles avec la Constitution. S'agissant des ministères de trafics d'influence, l'éligibilité de leurs titulaires anciens peut être suspendue suite à une plainte, la charge de la preuve de l'innocence incombant à l'ancien ministre concerné ; et l'inéligibilité sera prononcée du fait du non-acquittement. Ces sanctions sont à assortir d'une interdiction de faire du journalisme politique ou de participer au contrôle des organes de presse.