Au nom d'Allah, le Bienfaiteur miséricordieux ! Je vous salue mes chers compatriotes, que la paix soit avec vous, qu'Allah vous protège et exauce vos prières. Béni soit le jour qui vous a unis pour hurler haut et fort d'une seule voix, non à la tyrannie, non à l'injustice, non à la corruption. Pour revendiquer la liberté et la dignité, deux notions sublimes qui étaient hélas à mon époque impensables. Béni soit le sang des martyrs de l'Ifriqiya et de la Tunisie de tous les temps. Depuis plus d'un an vous êtes à la recherche du chemin à suivre pour arriver à bon port. Vos pas ne sont pas sûrs car les indications de vos guides sont divergentes. C'est pourquoi vous vous adonnez à des débats parfois houleux et des controverses. C'est pourquoi les querelles et les conflits fusent. Ici et là, les uns s'en prennent aux autres. Les insultes, les jets de projectiles ou de sacs d'ordures si fréquents entre vous à présent m'attristent car ces actes sont organisés à dessein par des gens qui ne sont pas vos compagnons de lutte. Prenez garde, on cherche à vous faire oublier la noblesse de vos revendications, à vous diviser et à semer la confusion dans vos esprits pour vous attirer dans un marécage d'où vous aurez toutes les peines du monde à vous en sortir. Vous courez le risque de ne jamais goûter au fruit de votre courage et de vos sacrifices. En outre, cette situation est de nature à générer des problèmes et des malheurs imprévisibles. N'avez-vous pas remarqué comment les opérations de brigandage se sont multipliées ? Et comment les voleurs et les corrompus que vous avez fait trembler de terreur se réinstallent dans leur arrogance et leurs manigances ? Il y a même des groupes qui prétendent aspirer à ressusciter le mode de vie de notre Prophète et de ses compagnons et qui traitent ceux qui ne pensent pas comme eux de mécréants. Les plus fanatiques vont jusqu'à la déclaration de la «guerre sainte» (jihad), semant ainsi parmi vous les germes de la discorde. Certains encore n'hésitent pas à brandir les armes annonçant de la sorte leur passage à l'action violente. Ce que vous vivez au niveau des cogitations ou des réactions des masses et des groupuscules ne m'est pas inconnu parce que cela appartient aux lois et aux «conditions qui régissent la société humaine». Bien sûr je suis pleinement conscient des changements qui se sont produits dans notre pays. «Voici comment cela se passe : L'état du monde et des nations, leurs usages, leurs croyances ne gardent pas, en permanence, la même forme. Ils diffèrent dans le temps et passent d'un état à l'autre. Tel est le cas pour les personnes, les périodes, les cités, et il en est de même pour les parties du monde et les pays, les temps et les empires». Il en était ainsi et il en sera toujours ainsi. C'est ma réponse à ces passéistes qui, en fait, n'ont pas assimilé leur passé. Les conflits de doctrine ou de religion qui émergent en ce moment n'ont pas de raison d'être. Depuis des siècles et de mon temps déjà, nous savons que «tous les Maghrébins sont mâlikites». Faut-il vous rappeler les grands noms du Mâlikisme? «Asad Ibn.Al-Furât (mort vers 830) partit de Tunisie (pour l'Orient), où il étudia d'abord le droit hanafite, pour passer ensuite à l'école mâlikite. ..Il écrivit un traité qu'il rapporta à Kairouan.Ce traité fut nommé après lui Al-Asadiya. Sahnun (mort en 854) en critiqua de nombreux passages et exposa son propre point de vue dans un nouvel ouvrage la Mudawwana...L'école mâlikite était activement étudiée au Maghreb et en Espagne, jusqu'à la chute des dynasties de Cordoue et de Kairouan. Par la suite, les Maghrébins lui restèrent fidèles. Elle se divise en trois tendances...Plus tard (elles) se fondirent en une seule...» Tout le monde peut s'instruire, il suffit de consulter les bons ouvrages. Ailleurs, le mâlikisme ne fait pas l'unanimité. «Pour Malik, la coutume de Médine est ...une des sources (fournissant) des indications légales (usul al-adillat ash-shar'iyya). Cependant, de nombreux docteurs pensent que la coutume de Médine est plutôt une question de consensus général (ijmâ).Ils sont en désaccord avec Malik sur ce point, puisque le consensus général concerne l'ensemble des musulmans, et non pas seulement les habitants de Médine». La solidarité et l'union qui vous ont rendus invincibles pendant la révolution sont toujours là. Vous pouvez les retrouver en vous fixant des objectifs communs. Combattez l'injustice sous toutes ses formes et n'oubliez jamais que «ceux qui ne respectent pas les droits du peuple sont injustes». Combattez ce qui est de nature à vous diviser et prônez les valeurs qui profiterons au plus grand nombre de personnes, surtout aux pauvres et aux démunis. Il faut se remettre au travail «car la civilisation, son bien-être et la prospérité publique dépendent de la productivité et des efforts que font les gens, en toutes directions, dans leur propre intérêt et pour leur profit. Quand les gens ne travaillent plus, la civilisation matérielle dépérit et tout va de mal en pis. Développez votre agriculture pour assurer la sécurité alimentaire du pays. Pour moi, le meilleur moyen de développer l'agriculture, c'est de diminuer le plus possible les impôts sur les cultivateurs. De cette façon, ceux-ci auront l'esprit d'entreprise, parce qu'ils seront mus par l'esprit du profit». De mon temps, «lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et sur l'Espagne, les sciences y déclinèrent et toute activité scientifique y disparut, à l'exception de rares traces individuelles, soumises à la surveillance des docteurs sunnites». Et je constate avec consternation que la situation a empiré depuis. L'écart entre l'Orient et l'Occident est énorme. Je pense qu'il faut s'interroger sérieusement sur les causes de ce déclin sempiternel. Il faut définir le plus vite possible la méthode qui vous permettra de parvenir à la maîtrise des sciences. Il y a sept siècles, j'ai pressenti je crois tout ceci car on m'informa que «les sciences philosophiques sont en grande faveur au pays de Rome et sur la rive nord voisine du pays des Francs...Il y aurait de très nombreux traités de ces sciences, beaucoup de gens pour les connaître et d'étudiants pour les apprendre». J'ai tenu à mettre en exergue devant vos yeux ces valeurs. Ce sont les objectifs qui, en ces moments difficiles, peuvent vous unir. En les adoptant avec conviction et ferveur vous serez alors sur la voie de la vérité. Elle sera longue et pleine d'obstacles en tous genres. On vous y opposera beaucoup de résistance, mais vous ferez triompher la vérité car «la vérité est irrésistible». N.B. : les passages en italique sont extraits d'Al-Muqaddima , Ibn Khaldoun, trad. par Vincent Monteil, éd. Sindbad 1967-68