Un gros personnage officiel, pour régaler ses invités, trouvait que le brik confectionné dans ses cuisines avait moins de goût que celui que débitait le juif au coin de la rue. Il songea à faire venir ce dernier chez lui, et, après l'avoir gratifié d'un vêtement neuf, lui avoir fait tailler la barbe et les cheveux, mit à sa disposition une poêle toute neuve, de l'huile vierge, de la semoule de choix, des œufs de première fraîcheur ; hélas ! Les briks n'arrivaient pas à avoir aussi bon goût que ceux que débitait dans son échoppe notre brave artisan. Interpellé par le maître, il balbutia : «Que voulez-vous, il manque l'ambiance...». Par ambiance, entendez le décor, mais aussi l'atmosphère de franche complicité que procure la réunion de personnes qui s'approprient, en se nourrissant, le génie du lieu. Voilà qui traduit bien l'attrait qu'exerçait et, exerce encore, l'alimentation de rue sur les habitants de Tunis. Celle-ci offre au gourmand un véritable parcours culinaire balisé par des centaines d'échoppes qui rivalisent de variété. Il n'est que de consulter les recueils de police urbaine, définissant les attributions du magistrat municipal au Moyen-âge, et les longs chapitres qui y sont dédiés au commerce des denrées alimentaires et la protection des consommateurs contre les fraudes de toutes sortes et les prix excessifs, pour voir à quel point est vitale la forte tradition des métiers de bouche dans la ville arabe. Les choses n'ont guère changé depuis, et la journée de la population urbaine de n'importe quelle ville arabe est toujours ponctuée par ces petits écarts gourmands. Opposée à la restauration du domicile, avec sa cuisine familière, régie par un code rigoureux de l'hygiène et soumise à de stricts horaires, l'alimentation de rue offre à l'homme une rupture momentanée avec les règles qu'impose la vie familiale : elle est hors temps, peu regardante en matière de propreté, sans exclusion ni discrimination alimentaire. C'est une cuisine de la transgression et de la liberté de choix. A une cuisine intérieure, cuisine de femme, purement ménagère et praticienne, longuement mijotée, mitonnée, où s'impose l'art de combiner judicieusement aromates et épices, savoureuse, mais traditionnelle, correspond une autre cuisine, extérieure, masculine, rapide, inventive et audacieuse. A une cuisine distinguée, complexe, coûteuse et frugale correspond une cuisine du pauvre, grossière, grasse, bourrative et bon marché, jugée indigeste par les femmes ; une cuisine que proposent traiteurs, gargotiers et autres rôtisseurs et où foisonnent couleurs et odeurs. La fonction sociale de cette cuisine est essentielle ; elle permet aux artisans, commerçants, étudiants, voyageurs, célibataires et étrangers, de se retrouver au coude-à-coude, favorisant ainsi le développement d'une sociabilité populaire masculine qui ne saurait s'exprimer dans le cadre domestique. Cette alimentation de rue, dont les artisans ne manquent ni de dynamisme, ni d'ingéniosité, ni d'esprit d'invention, était et est encore une alimentation sans discours social, n'ayant produit aucun texte, n'ayant suscité aucune rubrique gastronomique ni marque de commerce. En somme, une alimentation sans histoire, anonyme, vouée à naître sans réclamer d'ascendance et à disparaître sans postérité. Parler d'alimentation de rue à Tunis, c'est faire un choix entre les survivances du passé et les intrusions du présent. Car cette cuisine de rue est menacée par la diversité alimentaire aujourd'hui accessible à tous. Les préparations locales, hier le quotidien de chacun de nous, sont à présent méconnues ou méprisées par la population de la ville ou tout simplement évincées par des plats et aliments délocalisés : commerces de restauration rapide en franchise, viennoiseries, lieux standardisés dépourvus de toute urbanité et de toute sociabilité. Une cuisine du monde qui se déploie surtout dans les enseignes. Dans de telles conditions, les plats qui courent encore les rues, sur lesquels nous allons nous arrêter, bien qu'encore très appréciés, font en somme de la résistance car ils correspondent de moins en moins aux normes de consommation en vigueur.