D'octobre 2011 à juin 2012, la faculté des lettres de l'Université de Genève organise une session de formation continue d'une douzaine de conférences sur les enjeux, les perspectives et le bilan du Printemps arabe. Dans ce cadre, Anahi Alviso-Marino (doctorante en science politique, de l'Université de Paris I (Sorbonne) et de Lausanne, chercheuse au centre français d'archéologie et de sciences sociales de Sanaa) venait entretenir les Genevois de l'art contestataire au Yémen et faisait connaître de frappantes images. Compte rendu. Dès janvier 2011, on assiste au Yémen à des manifestations de soutien à la révolution tunisienne. En février déjà, la voix des étudiants se fait de plus en plus insistante pour demander le départ de Saleh. Des campements sont mis sur pied, fédérant des organisations contestataires éparses. La révolte est rapidement investie par une population très diverse d'hommes, mais aussi de femmes de toutes appartenances et de tous âges, qui proclament leur méfiance envers les institutions politiques existantes. La répression use de méthodes très violentes et certains acteurs du système en place démissionnent, pour reprendre les mêmes slogans que les manifestants. L'opposition parlementaire décide de se joindre à la contestation lancée par les étudiants. Les cheiks des principales tribus annoncent leur soutien aux insurgés. Protestation et mobilisation A y regarder de plus près, l'opposition au parti au pouvoir remonte à plusieurs années. De 2004 à 2007, le gouvernement central a déjà été confronté à une multiplicité de fronts. Le soulèvement s'est peu à peu développé sur un arrière-fond de pauvreté, d'analphabétisme, de chômage. Aussi bien le secteur de la santé que celui de l'accès aux énergies et à l'eau sont défaillants. La jeunesse fait face à des perspectives bouchées. Créativité révolutionnaire Pour éviter l'effet «place Tahrir», le régime dresse des tentes groupées aux abords de l'université, mais l'armée protège les manifestants. Le 11 février 2011, à la suite de la démission de Moubarak, des rassemblements se sont installés autour de l'obélisque, qui devient un symbole de la révolution yéménite. Le changement politique s'est transformé en une sorte de laboratoire où des artistes se livrent à des occupations de zones publiques. Des tentes sont dressées, et les slogans fleurissent : «Bienvenue aux premiers kilomètres de la dignité et de la liberté!». Certaines se pérennisent, se muant en constructions en bois, effectuées selon les critères yéménites de la division de l'espace. De nouveaux moyens de contestation, témoignant d'un foisonnement de créativité, sont mis en scène : chants, petits kiosques, photomontages pour décorer les façades, caricatures, expositions de dessins, de photos des martyrs, affiches géantes. Un peintre lance même un appel sur Facebook pour inciter les gens à exprimer leur inspiration sur les murs, et il rencontre un grand succès. On recourt également, pour interpeller le gouvernement, à une forme de poésie tribale. Même si les graffitis existaient depuis quelques années, le fait de les utiliser pour critiquer le régime est totalement inédit. Des services de volontariat sont planifiés, pour évacuer les blessés et nettoyer les rues. Alors que, d'habitude, c'était les Achdam, sorte de «caste» la plus basse qui se chargeait de cette besogne, on voit des personnes de tous niveaux sociaux se saisir de balais et offrir leur aide. Un conseil de coordination est mis sur pied, afin de fédérer les différents secteurs révolutionnaires. Comment en est-on arrivé à un art ouvertement politique? A Aden, ville cosmopolite du sud qui comportait passablement de diplomates, dès les années 1930-1940, des institutions étrangères ont joué un rôle important dans le développement de l'art, qui s'exprimait selon les critères de l'orientalisme occidental. La colonisation du pays par les Anglais s'étendit de 1839 à 1967 et les associations artistiques se multiplièrent. En fin des années 60, on comptait une quarantaine de créateurs connus au Yémen. Par la suite, un mouvement dominé par les artistes yéménites diplômés s'est structuré en «ateliers libres.» En 1978 est créée l'institution des Beaux-arts. Les candidats, au bénéfice de bourses, vont étudier en URSS et reviennent avec des images inspirées de la politique, porteuses d'une esthétique typique de cette époque. Au nord du Yémen, on constate un mouvement artistique plus tardif, qui ne prend forme que dans les années 1970. Les créateurs se forment en Egypte et en Irak ; ils sont instrumentalisés par le gouvernement pour relayer le discours officiel et travaillaient à la promotion de valeurs culturelles, à l'éducation pour adultes, célébrant par exemple, sur de très belles peintures à l'huile, la population ouvrière du pays. Dès les années 1970, certaines affiches prônent l'unification du Yémen. Quelques représentations actuelles Depuis une année, à la faveur d'une profusion et d'un brassage des idées, nombreux sont les thèmes abordés. On trouve des images qui prônent un dialogue entre l'Orient et l'Occident. L'une d'elles représente, avec humour, Angela Merkel vêtue à la mode yéménite! Le corps de la femme comme espace de lutte politique constitue un sujet qui inspire les peintres contemporains. La prostitution forcée, thème encore largement tabou, et les violences contre la femme sont mises en scène et stigmatisées. Sur une photo, on voit les drapeaux français et américain utilisés comme hijabs. Une autre, qui dénonce la division des loisirs entre les sexes, met en scène une dame vêtue de noir et couverte des pieds à la tête, assise à côté d'une chaise vide en face de la mer. Monsieur, lui, est allé se baigner... Toutes ces images, souvent de couleurs vives, qui traduisent l'espoir, expriment la fertilité de l'imagination critique. On dessine à des endroits symboliques, instituant un espace artistique nouveau. Cette exubérance luxuriante dépasse largement ce qui était attendu. La Place du changement, gardée par les manifestants, représente un microcosme protégé qui encourage la créativité contestataire. C'est le seul cas de soulèvement populaire où un sit-in dure plus d'une année.