Par Yassine ESSID A en juger par les événements qui secouent chaque jour le pays et les perspectives bien peu reluisantes sur l'avenir de la démocratie qui pointent à l'horizon, il y a de fortes chances pour que la Tunisie soit bientôt candidate au club très fermé des pays ayant connu des révolutions qui n'ont entraîné aucune transformation fondamentale des structures de l'Etat et de la société mais, bien au contraire, qui ont dévié vers un modèle d'hégémonie du parti unique qui cherche à contrôler tous les domaines de la vie sociale, jusqu'à la vie privée même des individus. On peut s'étonner qu'on en soit déjà à parler de dictature à propos de pays qui viennent à peine de se débarrasser de leurs tyrans. Pourtant, ce modèle dont on parle, et qui supporte difficilement un vocable relevant de l'arsenal verbal du siècle précédent, reste un registre possible pour n'importe quel régime où les dirigeants ont du mal à s'accommoder d'une culture de liberté. Laissons donc ce mot en paix et contentons-nous de décrire un type spécifique de régime politique qu'on peut caractériser comme poursuivant deux trajectoires simultanées: la distanciation par rapport à l'ordre existant et le redéploiement de la machine de coercition. Afin de se transformer en appareil autoritaire, un système d'exercice du pouvoir doit user de procédures de légitimation qui lui permettent de s'installer, de se pérenniser et de remplir un certain nombre d'objectifs dont la conservation du pouvoir est le premier qu'il s'assigne. Pour cela, il doit résoudre un certain nombre de problèmes, à la fois de stabilité et d'ancrage. Les techniques ici sont multiples et peuvent être recensées comme suit : il y a d'abord, produits des appareils de propagande, l'intervention de la légitimité charismatique par le culte des chefs ou des guides de la nation. Mais ce registre n'est plus pertinent car rendu obsolète après l'élimination de Saddam Hussein, Kadhafi, Moubarak et autres despotes. Vient ensuite le pouvoir militaire. Mais l'armée, adulée aujourd'hui par la population, n'est plus tentée par le pouvoir comme furent naguère les juntes militaires d'Amérique latine. La police, fortement compromise avec les régimes précédents, discréditée et déstabilisée, n'a même plus à cœur d'intervenir tout en continuant néanmoins à agir sous étroit contrôle de l'Etat. Il ne reste plus alors que l'appareil idéologique du régime, le parti, organe de gouvernement, pièce décisive dans l'élaboration de sa politique, qui subordonne l'Etat et sur les épaules duquel repose l'institution de la machine de répression. Son idéologie fournit la justification de sa pratique qui réduit la politique à une guerre contre les démocrates, les syndicalistes, les associations, les intellectuels, les artistes et les médias. Le but visé est le pouvoir sans partage, dans le respect de la légalité, en utilisant à la fois les institutions et l'autorité de l'Etat, en réduisant ou en supprimant la liberté d'expression et en s'assurant autant que faire se peut du monopole de la parole publique. Dans la mesure où le gouvernement en place ne peut ni empêcher les gens de s'exprimer, ni attaquer des grévistes, ni discréditer ou menacer les adversaires politiques, ni empêcher une manifestation hostile sur décision d'un tribunal ou par arrêté de la police, appel est fait aux militants : ce noyau discipliné que tout régime autoritaire sait transformer à l'occasion en autorité supérieure, discrétionnaire, qui s'octroie le droit d'agir en toute impunité, traduisant le malaise politique d'un régime incapable de s'adapter au pluralisme politique. Les forces démocratiques sont alors systématiquement freinées dans leur liberté de mouvement sous des prétextes fallacieux comme la trahison, le complot, ou même le blasphème, et accusées d'être tantôt ennemis de la nation, tantôt fossoyeurs de la révolution. Il n'y a pas d'Etat qui ne se serve d'une façon ou d'une autre de la censure au moyen de l'appareil judiciaire ou policier et, à défaut, au moyen de la réprobation dite populaire et des protestations «spontanées», afin de casser toute résistance en laissant s'exprimer la colère du peuple contre les ennemis de la nation. Autoproclamées gardiennes des acquis de la révolution et possédant une grande capacité de mobilisation, des troupes de militants, fortement idéologisées, parfois jusqu'au fanatisme, fonctionnent comme un instrument d'appoint d'autant plus efficace qu'il est censé à chaque appel exprimer et défendre les vraies valeurs de la société. Ils sont alors chargés d'enrayer les sabotages organisés par les «contre-révolutionnaires», de consigner le moindre évènement de la vie locale et les éventuelles anomalies, d'intervenir en force sur les réseaux sociaux afin d'y étouffer la liberté d'expression, contribuant ainsi au quadrillage idéologique du pays. L'instauration d'un régime qui ne peut pas compter longtemps sur le jeu démocratique pour s'imposer, exige également qu'il assure avec diligence la modification des structures existantes, le remplacement des élites dans les domaines politique, économique et culturel, et l'établissement dans certains organes, structures, institutions comme dans les milieux journalistiques et médiatiques, de dirigeants et de fonctionnaires politiquement fiables et acquis à ses idées dans la perspective des échéances futures. On voit ici à quel point la démocratie est absolument incompatible avec le principe qui préside à l'instauration du régime autoritaire qui suppose, que dans une nation moderne, il existe toujours un espace commun où on peut trouver un compromis. Aussi la démocratie est-elle conçue comme un régime politique qui admet l'inéluctabilité des conflits au sein d'une même nation et qui les laisse s'exprimer, à condition que cela se fasse de façon pacifique et dans le respect des lois en vigueur. Rappelons pour terminer que la politique n'est que l'art de conquérir le pouvoir au mieux des intérêts, non d'un parti, fût-il auréolé du sacre de l'onction divine, mais du peuple tout entier.