Par Yassine ESSID «L'idéal, c'est quand on peut mourir pour ses idées. La politique, c'est quand on peut en vivre!» (Charles Péguy) Désormais, il ne fait pas bon vivre de la politique. Celle qui fut pendant longtemps une activité prestigieuse, bien que peu rémunératrice, est aujourd'hui traversée par le vent du soupçon, principalement entre les élus et les électeurs qui leur reprochent des rétributions excessives. Longtemps sujet tabou, les revenus des politiques, dont les montants sont désormais disponibles sans restriction, sont devenus affaire publique, parfois objet de fantasme, quand bien même ils seraient strictement encadrés et limités. Pourtant, malgré tous ces inconvénients, la politique n'arrive toujours pas à faire fuir les prétendants ni à décourager ceux qui estiment encore que les arcanes du pouvoir valent bien tous les sacrifices. En dépit de la tourmente généralisée qui secoue le pays ; entre le chômage qui sévit, la baisse du pouvoir d'achat, la stagnation des salaires, la hausse vertigineuse des prix et les incertitudes du lendemain, le président de l'ANC et son adjointe s'octroient de mirobolantes indemnités au vu du niveau de vie général et en comparaison aussi bien des salaires des travailleurs ordinaires que de ceux de la haute Fonction publique. Car s'arroger, par une mesure discrète, inopportune et provocatrice, une indemnité parlementaire nette d'impôts, selon certaines sources, de 15.000 DT/mois pour l'un et de 10.791 DT/mois pour l'autre, avec si peu de compétence et pour si peu de rendement, fait scandale, suscite hostilité, incompréhension et méfiance à l'égard de la classe politique dans son ensemble et finirait même par accréditer la thèse du “tous pourris". Cependant, certains considèrent qu'à y regarder de plus près, il n'y aurait là rien d'extravagant comparés aux salaires des footballeurs qui atteignent des records. Les jugements portés sur les émoluments de nos deux élus doivent-ils procéder des principes de justice devant régir les rapports entre employeurs et employés ou sont-ils déconnectés de la loi du marché? En matière de salaire, la justice stricte exige non pas un salaire égal à la valeur du travail fourni, mais un salaire qui soit égal à la somme des besoins du travailleur, qu'il lui vaille ce qui est nécessaire pour vivre convenablement et remplir l'obligation propre de chef de famille en le supposant honnête et frugal. Quant aux écarts de salaires, ils s'expliquent par les différents niveaux de compétence et d'éducation. Un salarié perçoit un salaire plus élevé en raison de ses connaissances et de ses compétences ou en raison des risques importants que le travail représente. Il arrive même que la spécificité, la rareté des performances, le don et le talent exceptionnel, justifient des écarts encore plus élevés. Maintenant, sur quelle base juger les émoluments accordés à la vice-présidente de l'ANC? En référence à quelle moyenne de rémunération, ceux-ci ont-ils été calculés? Le temps de travail intervient-il dans le mode de calcul, ou est-elle payée à la pièce, en fonction de la qualité de l'ouvrage? Dans la mesure où cette activité est située en dehors du marché, les émoluments ne sauraient s'expliquer par la seule loi de l'offre et de la demande, déterminés par d'autres éléments que le temps ou la productivité. Il faut donc chercher ailleurs la réponse, quitte à écarter ce que la théorie économique considère comme un donné, inscrit dans la nature humaine, l'idée du salaire comme contrepartie de la fourniture d'un travail. Les justifications réitérées du salaire de Mme Laâbidi, partent en effet de cet a priori que les rémunérations des membres de l'Assemblée sont censées échapper aux modes de calcul habituels, qu'elles se dérobent au système de régulation salariale propre au marché du travail. Pour expliquer cela, deux arguments sont avancés : la brièveté de sa mission au sein de cette Assemblée et la rareté de sa compétence. Conscients de la brièveté de sa période d'exercice, cette élue doit donc estimer comme allant de soi de gagner un salaire largement supérieur à celui des autres salariés. Argument difficilement recevable car, dans leur ensemble, les membres de l'Assemblée possèdent tous un emploi ; sont entrepreneurs, fonctionnaires ou avocats et pourront se replier, le moment venu, sur leur statut. De plus, une telle mission peut être considérée comme un investissement avantageux permettant à celui qui l'effectue d'accumuler des connaissances, de se construire une notoriété, de nouer des relations et de s'imposer au sein de son parti pour de futurs mandats. Autant de raisons pour rejeter l'argument de la brièveté de carrière comme justification des salaires exceptionnels versés aux élus. L'autre argument est que ces membres possèderaient des compétences techniques qui pourraient être assimilées à un facteur rare faisant l'objet d'une offre et d'une demande sur un marché particulier, le marché du travail politique. Sauf qu'à juger par leur palmarès individuel, nettement insuffisant, aucun des membres de l'ANC ne peut prétendre au statut de vedette qui justifierait un salaire élevé. De plus, la productivité marginale de chaque élu dépend aussi du travail des autres membres de l'Assemblée. Par conséquent, le marché du travail politique ne peut guère être analysé à l'aide de la théorie de la productivité marginale. Bien au contraire, dans la mesure où les politiciens professionnels sont censés se différencier du commun, leur rémunération exceptionnelle serait plutôt une application de la théorie du salaire d'efficience où ce n'est pas la productivité qui détermine le salaire mais à l'inverse le salaire qui détermine la productivité : celle-ci devient une fonction croissante du salaire. Le travail hautement rétribué est ainsi jugé très efficace et par conséquent pas cher et avantageux pour le pays. Sauf qu'en s'octroyant un salaire si élevé, la vice-présidente aurait conclu, en référence à la seule estime d'elle-même, qu'elle possède des qualités spécifiques qui la distingueraient des autres et justifieraient ce surplus de rémunération. Exactement comme ferait un employeur pour s'assurer la présence et les performances des travailleurs les plus compétents et comme ferait à son tour un salarié qui cherche à monnayer au mieux son talent. Un marché qui se révèle optimal pour les deux statuts qu'incarne Mme Laâbidi. Quant au président de l'ANC, ses 15.000 DT ne s'expliquent pas tant par ses compétences rares que par ses reculades et reniements répétés. Si c'est là le salaire gagné pour prix de ses trahisons, alors ce n'est pas cher payé.