Par Hédia BARAKET Revendication spontanée ou mouvement orchestré, la campagne « Ekbess » n'a pas besoin d'être classée. Mettant en scène des nahdhaouis exigeant du gouvernement littéralement plus de « verrouillage », et plus de « répression», elle est, dans les deux cas, symptomatique de l'essence insaisissable du mode de gouvernance du parti Ennahdha, revendiqué « d'émanation sociale » par son président Rached Ghannouchi. Dans la foulée d'autres manifestations, positions, déclarations, mesures et agendas de ce parti, elle s'inscrit à contre-courant du processus de la transition démocratique engagé au lendemain du 14 janvier... Transition démocratique... L'expression semble revenir de très loin. Leitmotiv de la première transition, elle sonne maintenant comme un vieux slogan caduc et désuet. A travers l'actualité politique et la couverture médiatique, un tout autre processus s'y est nettement substitué : comment asseoir durablement la politique du parti Ennahdha au pouvoir depuis le 23 octobre sur les bases d'une légitimité électorale provisoire initialement limitée à douze mois ? Comment imprimer son idéologie, ses choix arrêtés et ses priorités partisanes à ce qui ne devait être qu'un gouvernement de coalition et de transition ? Comment prendre ancrage dans les rouages de l'administration et les hauts lieux de la décision pour transformer solidement et en profondeur le pays, le temps d'une étape constitutive ?... L'ambition est politiquement vertigineuse. Mais l'exercice qui l'accompagne est forcément équivoque. D'où l'extrême opacité et l'insoutenable ambiguïté de cette « deuxième transition ». Le nouveau processus a pris la Tunisie et les Tunisiens de court. Jusque-là progressif, il semble désormais s'accélérer. Son rythme s'enflamme et ses horloges s'affolent. Après avoir alerté l'opinion quant à un durcissement de ton observé au lendemain du congrès d'Ennahdha, des députés démocrates, des représentants de partis d'opposition, des constitutionalistes et des observateurs de la vie politique tirent aujourd'hui une nouvelle sonnette d'alarme. Le processus démocratique dévie. Politiquement et constitutionnellement, du côté du parti au pouvoir, les dissonances se jouent de manière de plus en plus serrée entre des déclarations, des mesures et des agendas de façade et entre des pratiques concrètes qui, à la faveur de la loi de la majorité et via son idéologie, entreprennent d'installer le pays, son mode de gouvernement, son administration et son projet de constitution sur la voie d'un règne durable. Et c'est au cœur de ces fausses dissonances que s'inscrit la campagne « Ekbess » . Outre son slogan, elle n'est pas la première du genre et elle ne sera vraisemblablement pas la dernière expression d'un rappel à l'ordre autocratique que des partisans, des militants et nombre de dirigeants d'Ennahdha s'impatientent de temps en temps de lancer. Sit-in devant la télé, déclarations drastiques notoires de ministres et de constituants, nominations et mutations au sein de l'administration et à la tête des médias, justice sélective, il s'avère qu'entre l'ambiguïté et l'absolu, il n'y a pas plus qu'un étau à resserrer... Et ce, tant que les clés du pouvoir sont en main. Car au-delà de la bataille entre durs et moins durs sur laquelle le mouvement Ennahdha voudrait attirer l'opinion, il y a, dans cet appel à resserrer l'étau, l'expression d'un cafouillage, d'une diversion et d'une fuite en avant devant les grands défis du moment. Le premier grand de ces défis est le bien-fondé de la fin de la légitimité. Les Tunisiens n'auront pas oublié de sitôt que le 23 octobre, ils ont élu une Assemblée constituante chargée d'élaborer une nouvelle constitution juste fidèle aux idéaux de leur révolution... Qu'il soit juridique, politique ou éthique, ce bien-fondé laisse, en tout cas, le parti Ennahdha sans voix. Ne sachant se prononcer clairement et objectivement sur la question, incapables de s'engager sur la voie consensuelle, ses représentants au pouvoir usent des mêmes faux-fuyants et assènent les mêmes accusations de « trahison »... Le deuxième grand défi est celui d'un projet de constitution pataugeant un an durant dans les débats idéologiques et reconduisant au-delà de tous les agendas triomphaux la fatalité d'une série de dispositions dites de la discorde. A soumettre à la plénière avec plus d'une proposition, ces dispositions bloquent toutes autour des nouvelles orientations idéologiques qu'Ennahdha voudrait imprimer à la future constitution. D'où l'alternative d'un référendum aux lendemains inconnus encore une fois, si Ennahdha continue à agiter l'argument usé de la légitimité absolue. Le troisième grand défi réside aussi dans la capacité à rattraper tous les retards et à s'entendre rapidement et efficacement autour de la future loi électorale, des textes garantissant la liberté de la presse et de la constitutionnalisation des instances dont dépend le déroulement même du processus démocratique. Qu'il s'agisse de l'instance d'organisation des élections, de celle de la régulation des médias audiovisuels ou de celle de l'indépendance des magistrats, le parti Ennahdha se retrouvera cette fois face à une responsabilité historique : faire avancer les choses ou s'accrocher à ses propositions. Le quatrième grand défi est le bras de fer qui l'oppose aux médias et où ce parti risque d'épuiser son dernier jeu démocratique... Pendant ce temps, et face à ces grands défis qui constituent visiblement les seuls dessous du verrouillage souhaité, le parti Ennahdha préfère renvoyer, dos à dos, ses partisans et le reste des Tunisiens lors d'une futile diversion dont on ignore les lendemains. Manifestation de soutien emprunte d'un appel à la répression, la campagne « Ekbess» ne demande ni emploi, ni dignité, ni justice, ni vérité, ni sécurité. Ce que revendique curieusement Ekbess c'est le verrouillage des médias, d'un côté, et la mise sous verrous d'improbables revenants RCDistes qui, sous la bannière de « Nida Tounès », entreraient en course face au tout-puissant mouvement... C'est dire si la transition démocratique n'est pas en train de céder place à la folle mécanique autocratique.