Formé à l'Insas (école belge de cinéma) dans les années 1970, Mahmoud Ben Mahmoud est l'auteur de plusieurs documentaires dont un long métrage Les Mille et Une voix (sur les chants soufis) et de trois films de fiction: Traversées (1982), Chich Khan (1992, coréalisé avec Fadhel Jaïbi) et Les Siestes grenadine (1999), tous primés dans divers festivals internationaux. Depuis 1988, Mahmoud Ben Mahmoud enseigne l'écriture du scénario à l'Université libre de Bruxelles. Le Professeur, actuellement dans les salles, est son quatrième film. En 2010, vous avez tenu une conférence de presse pour attirer l'attention sur le blocage fait à votre film. Que s'était-il passé et comment les choses se sont-elles arrangées par la suite ? La problématique avait tourné autour du financement du film. Vous devez savoir que selon la loi (qui n'était pourtant jamais appliquée), le ministère de la Culture ne peut subventionner nos films qu'à hauteur de 35% de leur budget. Il revient donc au producteur de trouver les 65 % restants, soit, pour ce qui nous concerne, environ 900.000 DT. Or, nous étions, comme la majorité des producteurs tunisiens, dans l'incapacité de trouver l'intégralité d'une telle somme avant le tournage et avons donc demandé à pouvoir commencer les prises de vues en attendant de solliciter des aides à la finition aussi bien en Tunisie qu'à l'étranger. Mais le ministère a campé sur sa position et nous a refusé l'autorisation de tournage. Entretemps, mon producteur Habib Bel Hédi avait engagé des dépenses de préparation à hauteur de 15.000 dinars qui, en raison de ce blocage, sont partis en fumée. Face aux ambiguïtés de l'administration du cinéma, nous avons été peu à peu amenés à penser que la question financière n'était qu'un prétexte pour cacher une volonté de censurer le film à cause de son contenu politique. C'est pourquoi nous avons convoqué cette fameuse conférence de presse. Mais, tout compte fait, celle-ci n'a pas joué en notre faveur, car le ministre a durci encore plus sa position, se considérant mal payé du courage politique dont il avait fait preuve en aidant notre projet. Nous avons donc dû, Habib Bel Hédi et moi-même, nous résigner à reporter le tournage et à trouver le complément de financement nécessaire, ce qui nous a permis d'obtenir la fameuse autorisation de tournage au mois de septembre 2010. Il n'a donc jamais été question de censure, mais il est clair que le ministre de la Culture, en bloquant notre dossier, a voulu envoyer un message à la profession pour lui signifier que, désormais, aucun film tunisien ne pourra se faire tant que son producteur n'a pas réalisé les 65% du budget restant à financer. Mais depuis la révolution, cette disposition a, semble-t-il été, suspendue en attendant l'élaboration d'une nouvelle législation sur le cinéma. Soulagée par l'issue positive de la crise, mon équipe qui avait entretemps rejoint le tournage de L'Or noir de Jean-Jacques Annaud, a tout fait pour que je reporte à 2011 le tournage du Professeur de manière à ce qu'elle puisse y participer. Mais par une étrange intuition, j'ai senti que je devais tourner ce film en 2010. Les événements m'ont donné raison, puisque la révolution a eu lieu trois semaines après la fin du tournage. Vous êtes résident depuis longtemps en Belgique et vous avez même la nationalité belge. A ce titre, on suppose que vous pouvez bénéficier d'aides substantielles pour le financement de vos films. La Belgique a déjà financé trois de mes précédents films. Il s'agit de Traversées, des Siestes grenadine (produit par les Frères Dardenne) et de Wajd ou Les Mille et Une Voix, le documentaire sur les chants soufis. Un autre long métrage intitulé Noura aurait dû voir le jour en 2005 également avec le concours des Frères Dardenne, mais l'indélicatesse d'un coproducteur tunisien a fait avorter ce projet. Enfin, les Frères Dardenne viennent de donner leur accord de principe pour coproduire avec Habib Bel Hédi mon prochain long métrage qui s'intitulera Fatwa. Est-ce le destin des cinéastes tunisiens que de rester toujours à la merci des fonds étrangers? Au contraire, les fonds étrangers sont l'oxygène qui manque cruellement à notre cinéma. Où voulez-vous que l'on trouve les fameux 65% du plan de financement si ce n'est à l'étranger ? Vous savez comme moi qu'il n'existe en Tunisie aucune autre source de financement pour le cinéma en dehors du ministère de la Culture. Même la télé nationale qui avait pourtant contribué dans le passé au financement de nos films est aujourd'hui et depuis quelques années déjà aux abonnés absents. Sans doute qu'avec le nouveau centre national du cinéma qui se profile à l'horizon d'autres sources de financement verront le jour mais elles ne suffiront sans doute pas à assurer la faisabilité de nos films. Par ailleurs, vous ne devez pas perdre de vue que la coproduction avec l'étranger (en faveur de laquelle nos gouvernements successifs ont signé des dizaines d'accords cadres) est la preuve que nos films présentent de l'intérêt pour d'autres publics, sans parler des marchés extérieurs que cela est susceptible de nous ouvrir. Je vous rappelle enfin qu'en dehors du cinéma américain qui s'auto- produit et de quelques autres rares exceptions, le cinéma international continue à se financer grâce aux coproductions. Il faut donc absolument bannir de nos esprits l'idée que la coproduction, notamment avec les pays européens, serait la contrepartie de je ne sais quelles concessions morales ou compromissions idéologiques. Pour ma part, ce serait plutôt avec des coproducteurs arabes que j'ai connu de telles mésaventures. Quelles sont les exigences des fonds étrangers pour aider les films du Sud ? Franchement, je trouve bizarre qu'on pose encore ce genre de questions. Vous croyez vraiment qu'il existe des fonds étrangers qui posent leurs conditions aux cinéastes du Sud ou qui s'immiscent dans l'écriture de leurs scénarios pour leur dicter je ne sais quelles idées ou positions à défendre ? Je ne comprends pas d'où vient cette méfiance, voire cette paranoïa, surtout vis-à-vis de nos partenaires européens. Bien au contraire, s'agissant par exemple de scènes plus ou moins osées dans nos films et que nos spectateurs imputent naïvement « aux influences néfastes de la coproduction »; au lieu de s'en réjouir et encore moins de chercher à les susciter, nos partenaires étrangers nous interrogent souvent sur leur opportunité, eu égard au public musulman auquel elles s'adressent. Tout ce qui peut arriver, c'est que le point de vue que nous présentons dans nos scénarios n'intéresse pas ou ne convient pas à un bailleur de fonds européen (ce qui d'ailleurs, je vous le rappelle, peut arriver aussi chez nous), ce qui est son droit, auquel cas le projet est poliment refusé. Mais il ne fera jamais pression sur nous pour qu'on change notre vision des choses. Personnellement, en quarante ans de carrière, je n'ai jamais connu cela. La seule exigence, c'est la qualité du scénario et elle s'adresse aux cinéastes du monde entier. Quand on voit l'état de délabrement du cinéma tunisien et surtout son absence sur la scène internationale, je considère pour ma part que nos cinéastes devraient tout faire pour obtenir des aides étrangères, surtout dans des compétitions ouvertes à des concurrents venus du monde entier. Ce serait la preuve que nos projets sont de qualité et capables de franchir nos frontières. L'histoire du Professeur aurait bien pu avoir lieu du temps du président déchu, mais vous l'avez inscrite sous l'ère de Bourguiba. Une manière de déjouer la censure ? Bien sûr qu'il y a de cela. Je doute, en effet, que le ministre de la Culture de l'époque, dont je salue malgré tout le courage, ait pris le risque d'autoriser un film prenant directement pour cible le régime de Ben Ali. Cela dit, censure ou pas, les années 1977-78 méritent bien qu'on leur consacre un film et même plusieurs, tant elles ont été riches et même décisives en événements politiques aussi bien positifs (la naissance de la LTDH et de partis et journaux indépendants) que négatifs (l'affrontement sanglant du 26 janvier 78). Dans quels pays Le Professeur sera-t-il projeté ? C'est un peu tôt pour en parler, car le film vient à peine de sortir dans les salles tunisiennes. La seule certitude c'est qu'il sera projeté au Festival de Doha au Qatar et aux prochaines JCC, dans l'une ou l'autre des différentes sections. Pour le reste, nous commençons à proposer le film à différents festivals à travers le monde.