Par Hedi BEN ABBES Il n'y pas pire erreur que celle qui consiste à se tromper d'époque ou de temps. En musique, c'est le contretemps, en danse c'est le faux pas, le contre champ en photographie et en politique c'est l'anachronisme. Si dans les premiers cas, l'artiste finit par donner du sens à ses antinomies et par dégager de la cohérence à partir de l'incohérence comme le dirait Averroès, en politique le résultat risque d'être catastrophique. L'anachronisme en politique consiste à manquer le rendez-vous avec l'histoire et la rencontre d'un projet et d'un peuple. Comme lors des mouvements célestes où la synchronisation des mouvements des planètes nous donne l'assurance d'une force invisible qui veille au bon fonctionnement de cet ordre supérieur et apporte à l'homme la preuve d'une présence divine qui sécurise et qui protège. En politique, nous avons aussi besoin de synchronisation, d'assurance et de sécurité. La vie politique, elle aussi, obéit à des règles qu'on ne peut transgresser sans en subir les conséquences et mettre en danger l'équilibre social et économique d'un pays, voire d'une région tout entière. La Tunisie se trouve aujourd'hui prise entre deux temps, entre synchronisme et anachronisme, entre l'harmonie des sphères et le chaos des rendez-vous manqués. La Tunisie se tient aujourd'hui dans cette zone d'incertitude tributaire d'une classe politique qui tergiverse, spécule, surenchérit, calcule, oscille entre amateurisme et machiavélisme, entre immaturité et cynisme, entre l'ego et l'agora, entre intérêt personnel et intérêt général. Autant d'entraves, autant d'incohérences qui risquent d'empêcher la synchronisation d'un projet de société et la volonté d'un peuple de ne pas rater ce rendez-vous avec l'histoire. L'obstacle en Tunisie est sa classe politique qui, dans son immense majorité, par ignorance ou par vice, concourt à empêcher cette pollinisation que nous offre rarement l'Histoire entre un projet démocratique et un peuple qui a manifesté sa volonté d'être le meilleur réceptacle de cette fécondation salutaire. Clio, la muse de l'Histoire, n'offre que rarement ce genre d'alchimie, et la synchronisation ne peut souffrir aucune tergiversation et aucune équivoque. Or nous constatons qu'une bonne partie de notre classe politique débauche une énergie folle, consciemment ou inconsciemment, à faire rater à la Tunisie ce rendez-vous unique. Débat stérile, agressivité verbale et physique, mauvaise foi, exploitation éhontée des erreurs de l'adversaire, comportement de vautours avides de cadavres puants, telles sont quelques-unes des caractéristiques de notre classe politique qui s'interpose entre le projet démocratique et le peuple tunisien. De déclaration en déclaration, de réaction en réaction, la vie politique tunisienne s'articule autour des faits divers et de la manière dont la classe politique tente d'en tirer profit, oubliant, au passage, les débats d'idées, les projets de société, l'intérêt général, l'amour de ce pays. Anachronique, vous avez dit anachronique ? Comme c'est anachronique ! L'anachronisme réside dans l'incapacité de saisir ce moment historique et de hâter la rencontre entre le projet et le peuple en éliminant les obstacles. L'anachronisme est ici un gouffre qui sépare les attentes d'un peuple qui a tant souffert et une classe politique embourbée dans ses querelles intestines, emmurée dans sa tour d'ivoire, cloîtrée dans des ego fragiles et sclérosés, obsédée jusqu'à la paralysie intellectuelle par ses certitudes. Celui qui ne doute pas ne connaîtra jamais l'ivresse des nuances. Un peu de modestie Messieurs, un peu d'abnégation pour mieux servir et se servir, ne faites pas perdre à la Tunisie ce précieux moment historique, mettez vos ego et vos petits intérêts de côté le temps de laisser Clio accomplir sa touche finale et offrir à la Tunisie le plus beau cadeau qu'on puisse lui faire : sa rencontre avec elle-même. Rangez vos armes, adoucissez votre verbe acéré, mettez du sens dans vos propos et vos gestes, ayez le regard syncrétique de Merlin plutôt que le regard binaire de l'achromate, prenez de la hauteur, pensez à vos enfants et vos petits-enfants, projetez-vous dans l'avenir, ayez l'horizon comme perspective et enlevez les œillères. Il n'y a pas pire aveugle que celui qui refuse de voir.