En novembre dernier, David Lipton, premier directeur général adjoint du FMI, a effectué une visite officielle en Tunisie où il a discuté les perspectives de relance économique avec les premiers responsables du pays. A ce propos, La Presse lui a adressé un ensemble de questions auxquelles il a bien voulu répondre. Interview. Vous avez effectué récemment une mission en Tunisie. Comment vous appréhendez son évolution et ses perspectives économiques ? La Tunisie présente des perspectives de développement économique prometteuses qui peuvent répondre aux aspirations de son peuple. Mais c'est aussi un pays qui doit se mobiliser pour mieux décider de son destin. Le défi immédiat consiste à mettre sa démocratie naissante au service de toute la population. Il s'agit notamment de veiller à ce que le système de gouvernement mis en place puisse gérer et résoudre les problèmes économiques de la Tunisie. À court terme, la Tunisie doit poursuivre ses efforts visant à rétablir la stabilité économique et financière, car seule la stabilité permettra de créer un environnement propice aux transformations à plus long terme, aptes à assurer un meilleur avenir économique aux Tunisiens. À plus long terme, la Tunisie devra surmonter les vestiges du passé et se transformer en une société ouverte et intégrée à l'économie mondiale, capable d'exporter davantage et de créer plus d'emplois bien rémunérés. Il ne fait aucun doute que beaucoup ressentiront cette période de transition comme frustrante. En effet, la révolution a ouvert des perspectives de changement, mais tout changement a besoin de temps. Ce n'est pas du jour au lendemain que les problèmes et carences que le système économique accuse de longue date disparaîtront. L'économie tunisienne doit changer de cap pour offrir des emplois plus nombreux et mieux rémunérés à sa population, et notamment aux jeunes. A l'heure actuelle, bon nombre d'incertitudes qui ont accompagné la révolution — y compris celles liées à la sécurité des personnes — perturbent la population et freinent le redressement rapide de l'activité économique, dont le tourisme. Une phase de frustration est, hélas, naturelle. En Europe centrale et orientale, les années qui ont suivi la chute du communisme ont été une période d'espoirs et de déceptions. La transformation s'est faite avec le temps et au prix de considérables efforts. Mais aujourd'hui, vingt ans plus tard, les emplois sont plus nombreux et de meilleure qualité, et le niveau de vie a atteint un niveau que la population aurait trouvé inimaginable il y a seulement quelques années. Autrement dit, les Tunisiens doivent s'armer de patience et de détermination. Leur avenir n'a jamais été aussi riche en possibilités; c'est là l'héritage de la révolution. C'est à eux et à leurs dirigeants — par leur action génératrice de progrès — qu'il appartient de veiller à ce que ces possibilités deviennent réalité. J'ai eu l'occasion de me rendre trois fois en Tunisie depuis la révolution, et personnellement je reste optimiste. Les signes de rebond de l'activité économique sont palpables et ce malgré une conjoncture internationale difficile et une recrudescence des tensions sociales et intérieures. D'ailleurs la Tunisie présente de nombreux atouts: sa population, sa culture et son patrimoine, ainsi que son emplacement et la détermination de ses dirigeants à apporter les changements qui bénéficieront à la société. Comment lisez-vous les appréciations des agences de notation ? Durant les 18 derniers mois, la détérioration de la situation budgétaire et extérieure et des incertitudes politiques ont poussé les agences de notation à rétrograder la note souveraine de la Tunisie. Le pays a toutefois conservé une note de catégorie «investissement» grâce à la vigueur modérée de ses institutions et de son économie et malgré un contexte international et intérieur difficile. Les agences de notation partagent notre analyse des perspectives économiques de la Tunisie qui demeurent vulnérables à la crise en Europe, à un environnement politique et social difficile et aux fragilités liées à la détérioration des déficits budgétaires et du compte courant. Ce constat souligne l'importance de faire avancer la transition politique tout en menant des politiques macroéconomiques prudentes qui permettront à la Tunisie de renforcer ses comptes budgétaires et sa compétitivité extérieure et d'engager les réformes structurelles nécessaires à la promotion d'une croissance inclusive et généralisée. Le FMI a toujours été un partenaire macroéconomique incontournable de la Tunisie. Avez-vous changé de méthode pour mieux la soutenir ? Nous sommes de plus en plus conscients de deux leçons très claires lorsque nous offrons des conseils en matière de politique économique. Premièrement, nous devons travailler avec les gouvernements à promouvoir des politiques auxquelles peuvent véritablement s'associer le gouvernement et la population. Cela signifie qu'il faut être à l'écoute sur le terrain d'un large éventail d'opinions : celles de nos interlocuteurs officiels, bien sûr, mais aussi celles de la société civile dans son ensemble. Deuxièmement, la stabilité macroéconomique à elle seule risque de ne pas suffire à répondre aux aspirations légitimes de la population à de meilleurs emplois et à des niveaux de vie plus élevés pour tous. Nous devons contribuer à jeter les bases d'une véritable transformation de l'économie, de sorte qu'elle puisse créer des emplois, doper la croissance et répondre aux besoins de la population. Durant ces derniers mois, nos services ont été en contact régulier avec les autorités tunisiennes, leur offrant des conseils pour les aider à faire face à la forte récession qui a suivi la révolution. Le FMI a également fourni de l'assistance technique et des cours de formation pour accompagner les efforts des autorités visant à édifier des institutions de meilleure qualité. Par ailleurs, le FMI continue à encourager le Partenariat de Deauville à redoubler d'efforts pour mobiliser des financements extérieurs et mieux appuyer l'agenda commercial et le programme d'investissement de la Tunisie; ce qui permettra de promouvoir son développement à moyen terme. Le FMI est prêt à fournir un soutien supplémentaire, y compris au moyen de concours financiers. Afin de faciliter davantage le dialogue et de fournir un soutien encore plus rapproché, un de nos économistes sera basé en permanence à Tunis à compter de janvier, et pour une période de six mois. Dans votre blog officiel, vous avez suggéré aux autorités d'inventer une nouvelle économie. Et vous avez mis en garde contre la reconduction sur la base des acquis du milieu des affaires. Quelles seraient les grandes lignes de cette nouvelle économie et quel est l'apport du FMI dans ce sens ? La Tunisie a besoin d'un secteur privé dynamique qui puisse être compétitif à l'échelle internationale, et non pas simplement sur le plan intérieur. Ainsi, pour créer suffisamment d'emplois, la Tunisie doit pouvoir vendre ses produits sur les marchés mondiaux et ne pas se limiter au marché national. Un secteur privé dynamique nécessite l'existence d'un système offrant des chances égales à tous et une économie plus ouverte et davantage axée sur le commerce international. Pour y parvenir, la Tunisie devra réformer son marché intérieur, son secteur «onshore», et mettre fin aux interventions généralisées de l'Etat, aux réglementations excessives et aux freins à la concurrence qui ont pesé sur les petites entreprises et limité leur croissance. Dans cette perspective, le nouveau Code des investissements qui sera bientôt adopté contribuera à instituer une plus grande égalité des chances entre les secteurs «offshore» et «onshore». Les travaux relatifs à la nouvelle loi sur la concurrence et la simplification du cadre réglementaire seront également de nature à mobiliser davantage l'investissement privé. La Tunisie doit engager sans tarder les changements qui mettront vraisemblablement un certain temps à porter leurs fruits, comme l'amélioration de l'éducation et du marché du travail. Il existe aujourd'hui une trop grande discordance entre les enseignements offerts et ce dont les individus ont besoin pour trouver un emploi ou pouvoir gérer une entreprise. Par le passé, le secteur bancaire a mieux réussi à répondre aux besoins des grandes sociétés bien implantées qu'à promouvoir la croissance de nouvelles entreprises prometteuses. Les choses doivent changer, y compris en recapitalisant et restructurant les banques, en alignant la supervision bancaire sur les pratiques internationales et en améliorant la gouvernance des établissements bancaires. Enfin, la Tunisie doit s'intégrer davantage à l'économie mondiale. Les négociations en cours avec l'Union européenne (UE) sur un accord de libre-échange complet et approfondi et la récente signature de l'accord de partenariat privilégié avec l'UE multiplieront les débouchés pour les produits tunisiens. Il importe par ailleurs de promouvoir une plus grande intégration régionale au sein du Maghreb.