Barrées par des fourgons de police, isolées par des barrières de fils de fer, ...des artères et des chaussées, désormais interdites à la circulation, imposent un paysage de champ de bataille en plein cœur de la capitale. Et cette question lancinante : faut-il prendre son mal en patience jusqu'à ce que l'actualité en décide autrement ? Depuis déjà plus de deux semaines, des files incessantes de passants, de motocyclettes, de transporteurs de marchandises avec leurs charriots, de vendeurs ambulants, de petits et grands ...empruntent une même chaussée, d'à peu près cinquante de mètres de long et deux mètres de large, la seule désormais accessible au niveau de la rue Jamel-Abdennasser jusqu'au croisement avec la rue Radhia-Haddad (ex-rue de Yougoslavie), en plein centre de Tunis. L'actualité au Mali en a décidé ainsi : de crainte de représailles après l'intervention française dans ce pays, le dispositif de sécurité est renforcé autour du consulat général de France, sis au milieu du croisement. La sécurité, autrement ? Des chars, des fourgons de police, des fils barbelés et des barrières métalliques interdisent aux passants de s'approcher du bâtiment. Ce dispositif n'est pas nouveau. Il y avait été installé au lendemain de l'attaque de l'ambassade des Etats-Unis, au mois de septembre dernier. Il vient d'être renforcé, coupant court à la circulation des voitures et des piétons. Pour accéder à l'avenue Habib-Bourguiba, en provenance de la Place Barcelone ou de la rue Charles de Gaulle, il faut faire preuve d'ingéniosité. «Je venais de la rue d'Hollande, j'ai dû rebrousser chemin et me fier à ma boussole. Le problème est que non seulement j'ai été obligé de faire demi-tour, mais contraint de marcher sur les rails du métro», témoigne avec colère Jalel Ben Yaghlen qui est arrivé finalement à sa destination. En pleine matinée pluvieuse, le mouvement s'accélère sur ce tronçon de la rue Abdennasseur qui abrite deux banques, deux immeubles, un parking, un hypermarché, des magasins de chaussures, de vêtements et de décoration et un hypermarché en face duquel s'entassent des étals de marchandises chinoises et autres importées. Un début de week-end où le mouvement devient encore plus dense et les esprits s'échauffent. Amel, quinquagénaire, se déplace avec précaution sur une chaussée humide et ne cache pas son indignation : «Je n'ai rien contre la sécurité, nous en avons grand besoin, mais n'y aurait-il pas des moyens plus respectueux pour les passants, pour leur dignité... Je dois me rendre chez moi et je refuse les autres itinéraires aussi encombrés», justifie-t-elle. «Nous marchons au coude à coude, sur des flaques d'eau ...Pour arriver à l'intersection, c'est un supplice, vraiment !». Elle estime que la sécurité peut se faire «autrement», plus «discrètement», sans piétiner le droit, à la circulation. «Le centre-ville est déjà exigu», laisse-t-elle échapper avant d'ajuster son parapluie et continuer son trajet en file indienne. Depuis la révolution, les fils barbelés déroulés devant les lieux de culte, les ministères de souveraineté, dans les avenues, —le temps de manifestations hautement surveillées —, et autour des ambassades, s'incrustent dans un paysage en passe de devenir ordinaire, voire familier. Un arsenal de guerre dans un pays qui n'est pas en conflit. C'est sans surprise que Majid, à peine débarqué, découvre une rue coupée en deux. Originaire du Sud, il estime que le pays est encore instable. «Il faut bien décourager, dit-il, ceux qui veulent nuire à notre Tunisie». Dieu seul sait... Dans une déclaration, le ministère de l'Intérieur a indiqué par le biais de son porte-parole Khaled Tarrouche que «de telles mesures sécuritaires entrent dans le cadre des activités ordinaires du ministère et prises sur fond de l'évolution de la situation régionale et internationale». «Lorsque l'ambassade américaine fut attaquée, on avait reproché au gouvernement son manque de vigilance. Face aux évènements en Algérie et au Mali, il est obligé de prendre ses responsabilités. Je préfère subir une perte commerciale plutôt qu'une attaque... On ne sait jamais...». Lassaâd, commerçant, se réjouit du dispositif déployé juste en face de son magasin bien que «le nombre de sa clientèle ait baissé». «Cette menace terroriste est-elle seulement réelle ?» s'interroge, pour sa part, Youssef Ben Mohamed, gérant d'une boutique. Incrédule et désarmé, il avance une perte de 50% de son chiffre d'affaires depuis la mise en place du renfort sécuritaire. «Je n'aurais jamais cru qu'un conflit en dehors de la Tunisie puisse déstabiliser mon budget». Derrière son comptoir, il évoque le parking qui jouxte son magasin et qui a fermé ses portes après le bouclage de la rue. «Ses neuf employés sont au chômage», déplore-t-il. Il ajoute d'une voix étranglée : «Le plus inquiétant, c'est qu'on ne sait pas quand est-ce que les affrontements au Mali vont cesser. Dans un mois, dans une année, Dieu seul sait...». Sur les pointes hérissées des barbelés, s'accrochent des sachets, des paquets de cigarettes vides, des bouteilles en plastique. Les déchets s'amoncellent chaque jour davantage entre les fils...Sur la chaussée, les parapluies se heurtent et se plient pour se frayer un chemin qui mène d'un côté vers Bab El Jazira et de l'autre vers la Porte de France et l'avenue Habib-Bourguiba. «La capitale est complètement défigurée, lance Mohamed Ali. A soixante-dix ans, il note que Tunis a changé depuis les années 70. Un changement progressif qui laisse peu de place, selon lui, à l'esthétique. «Nous sommes passés d'une capitale polluée à une cité sur le qui-vive». Arrivé à hauteur de l'ambassade, il lève les yeux vers la statue d'Ibn Khaldoun, encerclée par des chars. «La Tunisie post-révolution, c'est toute une histoire», s'exclame-t-il en riant...