Jeunes et moins jeunes drapés des couleurs nationales crachent leur colère. Ils mènent un mouvement populaire et spontané qui a pour uniques commanditaires «l'appel du cœur et la voix de la raison». Ils scandent des slogans résumant la frustration et la crainte de bien des Tunisiens à l'égard d'un devenir incertain. Sur ces rythmes, a vibré l'avenue Habib-Bourguiba, devenue fort pittoresque le temps d'un après-midi sonore. Il est 14 heures. Le cortège qui sillonne l'Avenue, s'adonnant à d'interminables va-et-vient, semble avoir répondu à l'appel lancé, au cours de la semaine, par des internautes sur les réseaux sociaux. Lesquels internautes ont été ensuite rejoints par des adhérents de l'Union générale des étudiants de Tunisie, des militants de la société civile et des sympathisants du Front populaire. Le mouvement de masse est fort semblable à une forêt en marche dans le vent. Un mouvement qui mime, à bien des égards, la colère animant ceux qui pensent que «le pays va de pire en pire, en l'ère de décideurs politiques sombrant dans l'inertie et de constituants se dorant la pilule alors qu'il y a péril en la demeure». «Sept mois pour des remaniements», «Un an et demi et toujours pas de Constitution», «Incompétence, insécurité, chute libre de l'économie, inflation des prix», «C'est la honte», lit-on sur les pancartes brandies par les manifestants. «Qui a tué Belaïd ?», «Le peuple exige le dévoilement de la vérité», «Nous continuerons ton chemin Chokri», «On a récompensé le ministre des chevrotines par le Premier ministère», «Emploi, liberté, dignité nationale», entonnent des gorges déployées. Pour ces manifestants, rien n'a changé, les horizons sont sombres et le pays est à la croisée des chemins avec des politiques avides du sens de l'intérêt public et du patriotisme. «Des hommes qui guerroient pour l'obtention de leur part du gâteau, aux dépens d'un peuple anéanti par la détresse et la régression de son pouvoir d'achat». Saïda Saïdani, figure emblématique du mouvement de la rue, depuis la révolution du 14 Janvier, le confirme. Portant le portrait de Chokri Belaïd comme un médaillon honorifique sur sa poitrine, elle ne mâche point ses mots devant les micros et les caméras s'adressant à elle. «Chokri est un symbole de liberté. Je suis là aujourd'hui pour exiger qu'on lui rende justice, à lui, à sa famille et à ses camarades. Je suis là pour également rappeler à ceux que nous avons élus que les dictateurs et les traîtres finissent mal et que la Tunisie doit primer sur leurs propres comptes et intérêts». Des propos manifestement admis par ce couple rencontré au cœur de la foule, qui pense que le pays risque l'installation d'une nouvelle dictature privilégiant le parti et l'opinion uniques. «Dans l'état actuel des choses, les partis d'opposition semblent être comme des pions que l'on n'hésite pas à manier sur l'échiquier et qui obéissent à la cadence des partis de la Troïka. Le pays a plutôt besoin de trois grands partis égaux formant le gouvernement et l'opposition, pour que les choses soient claires et pour qu'il y ait un certain équilibre», affirme l'homme avec l'acquiescement de sa femme.