Docteur en sciences politiques, Béchir Michael Ayari vient de décrypter pour l'International Crisis Group, une ONG spécialisée dans les analyses de terrain, le phénomène salafiste tunisien. Le rapport de l'organisation signé par le chercheur, Tunisie: violences et défis salafistes (février 2013) est un travail de longue haleine sur une des composantes essentielles du paysage sociopolitique local. Sur laquelle pèse aujourd'hui soupçons et accusations...Il revient ici sur la manifestation organisée par le mouvement Ennahdha, le samedi 6 février, en « soutien de la légitimité ». Lors de la manifestation sur l'avenue Bourguiba du samedi 16 février, nous avons vu le cheikh Béchir Ben Hassan trôner sur le podium à côté de Rached Ghannouchi. Quelle lecture faites-vous de cette alliance assumée publiquement Béchir Ben Hassan est un salafiste scientifique, non subversif, qui a étudié en Arabie Saoudite et prêché dans des mosquées en France. Qualifié de wahhabite par des nahdhaouis ou par le Hezb Tahrir, pour dire son purisme (un Islam très tendance aujourd'hui), il était loyaliste et proche des pouvoirs en place sous Ben Ali. Après la révolution, ses partisans ont changé de tactique en investissant l'espace religieux — mosquées et associations islamiques — devenu cacophonique. Au gré des mois, il était devenu une figure médiatique de plus en plus visible, reçu par le président de la République, mandaté par la justice dans les prisons pour sensibiliser les détenus à la religion, il semble incarner le rôle joué par les évangélistes de la chrétienté. L'islamisme tunisien a toujours été double : parti et mouvement. Mais depuis qu'Ennahdha a pour mission de gouverner, elle devient plus rationnelle en traduisant en langue islamique les catégories de la pensée politique occidentale comme la démocratie, c'est l'islamisation par le haut. Mais le mouvement est aussi, comme dit Gramshi, «une lutte culturelle. Il faut prendre place dans tous les lieux d'organisation et de diffusion de la pensée». C'est l'islamisation par le bas. Plus Ennahdha se conduit d'une manière pragmatique et politique, plus elle néglige de convaincre les citoyens du bien-fondé de l'Islam comme projet global de société s'aliénant une partie de sa base et créant un appel d'air à des gens comme Béchir Ben Hassan, qui n'ont pourtant pas eu d'itinéraire au sein du parti. Aujourd'hui, les salafistes scientifiques incarnent la partie prédicative d'Ennahdha, qui a besoin de contrôler cet espace cacophonique des mosquées. Islamistes et salafistes scientifiques se trouvent donc à se diviser les tâches. Devant les funérailles grandioses de Chokri Belaïd, Ghannouchi a-t-il voulu montrer que le camp islamiste était toujours très présent dans la rue ? Cette attitude de complicité avec B. Ben Hassan peut-elle être interprétée comme un appel à la rescousse contre l'union des laïques ? Je pense que salafistes et islamistes s'allient et se divisent plutôt selon les circonstances. A des moments, ils peuvent se sentir de la même famille et à d'autres se séparer. Ils entretiennent cette rhétorique : «Le droit à la différence et le devoir d'union ». Tout comme le faisaient les communistes, les socialistes et les socio-démocrates dans les années 20 en Europe. Si les salafistes reprochent à Ennahdha sa conception « light » de l'Islam, sa dimension institutionnelle et ses relations avec les Etats-Unis, ils pensent, et c'est très dangereux, que si les islamistes ne gagnaient pas les prochaines élections, ils reviendraient dans les prisons ou partiraient dans les montagnes. Il faudrait que les forces politiques arrivent à dialoguer et à se rassurer les unes les autres. Est-ce les prémices d'une division au sein d'Ennahdha : un front plus dur formé avec les salafistes contre un parti qui unirait les « colombes » d'Ennahdha ? Je n'ai pas vu cela dans la manifestation. Rappelez-vous que Sihem Bady du Congrès pour la République était également présente. S'il y avait eu les hommes du jihadiste Abou Yadh, comme à Kairouan par exemple, ou un Khamis Mejri, farouche dissident d'Ennahdha, j'aurais dit qu'ils étaient en train de refaire le FIS algérien. La foule ce jour-là était très mitigée. On y a vu par contre la cassure générationnelle entre les jeunes salafistes de moins de trente ans avec leurs drapeaux noirs et les bases puisées dans les 30.000 activistes d'Ennahdha. Des gens âgés entre 45 et 50 ans, formés à l'Ugte dans les années 80 et détenus par la suite dans les prisons de Ben Ali. Autour d'eux évoluaient dans cette manifestation des prédicateurs médiatiques comme Adel Almi et des représentants du Hezb Ettahrir, qui profitent, eux, de tous les rassemblements à caractère islamiste.