Aujourd'hui, la question de la liberté est une question qui est à la fois éthique et culturelle. En tant que question éthique, elle met l'individu aux prises avec l'idée que sans la liberté, l'homme n'est pas digne de son humanité. Il y a donc un devoir de liberté dont l'homme doit s'acquitter envers soi-même, mais en même temps envers le genre humain tout entier, qu'il représente à travers sa personne. Cette dimension éthique est présente dans la vie de l'homme depuis toujours, même si elle n'a pas toujours été thématisée de façon conceptuelle, comme ont su le faire à notre intention les philosophes. Depuis que l'homme est homme, il est habité par ce devoir... C'est pourquoi il est heurté par les conceptions intellectuelles – plutôt sophistiques – qui affirment que l'action humaine n'échappe pas au déterminisme : que ce déterminisme soit d'origine céleste, avec la notion de destin, ou terrestre, avec la notion de causalité psychique et physique. Paradoxalement, l'enfer et le paradis, comme représentations du salaire dans l'au-delà de nos œuvres en cette vie, expriment à l'origine cette même revendication fondamentale qui consiste pour l'homme à vouloir assumer la responsabilité de ses actes. De tous ses actes ! Dans le bien comme dans le mal, l'homme tient à souligner la pleine paternité de ce qu'il entreprend, par-delà le poids des circonstances. Et cela signifie qu'il entend proclamer sa vocation à être une créature qui se détermine elle-même dans toutes les actions qu'elle accomplit, et non une créature en quoi «ça» agit, pour utiliser ici un concept à consonance freudienne. Mais, disions-nous, la liberté est également affaire de culture, et cela est un phénomène plus récent. Plus récent car la connaissance des siècles passés nous enseigne que la liberté n'a pas toujours occupé la place qui est la sienne aujourd'hui dans le discours des gens au quotidien... Les choses changent, pense-t-on, lorsque les hommes se mettent à considérer que d'autres hommes s'ingénient à les priver de leur liberté, non pas tellement pour disposer d'eux et en tirer un avantage à leur profit, mais pour le plaisir de s'octroyer à eux-mêmes une valeur supérieure à leur détriment. Mais, plus secrètement, les choses commencent surtout le jour où l'on se met à penser que certains hommes, contre la vocation fondamentale dont nous avons parlé, se mettent de leur propre chef à jouer dans le camp de ceux qui travaillent à les aliéner. L'idée est donc que l'homme ne se contente pas toujours de subir, avec plus ou moins de résignation, ceux qui le traitent en niant cette vocation à la liberté, cette vocation par quoi se définit son humanité : il est capable de basculer du côté de son oppresseur, de devenir son complice. Il y a des attitudes de soumission par lesquelles il se fait l'auxiliaire, et même l'auxiliaire zélé parfois, de celui-là même qui le rabaisse dans sa dignité. Le XIXe siècle peut être considéré comme le grand siècle des philosophies du soupçon. L'homme se découvre à cette philosophie comme un être qui peut se pervertir lui-même... Plus encore : comme cet être qui est capable de mobiliser les ressources de la pensée au service du renoncement à la liberté. L'on assiste alors à toute une critique qui vise en particulier les religions en tant que modes de pensée et d'être, à la faveur desquels l'homme dépose sa liberté et se voue à l'abandon de ce qui fait sa grandeur et sa noblesse. Remarquons cependant que cette critique intervient au moment où l'on se lance aussi, en Europe, dans une conception prométhéenne de l'homme : l'homme comme « maître et possesseur de la nature ». Comme créateur d'ordres, fondateur de systèmes, bâtisseur de mondes, explorateur de l'infiniment petit et de l'infiniment grand... La mise au banc des accusés des religions est donc contemporaine d'une sorte d'ivresse de puissance qui saisit l'homme européen en particulier, alors qu'il se trouve dans une posture de domination coloniale, non pas seulement sur le reste du monde, mais aussi sur les secrets de la matière. Remarquons d'autre part que les religions ont produit elles-mêmes, à l'attention de l'homme, un discours qui a au moins la prétention de l'appeler à se libérer : se libérer du culte des faux dieux, c'est-à-dire du culte qui le livre à la peur et à l'avilissement de soi. Dans les religions monothéistes, plus particulièrement, le culte du Dieu unique est conçu comme l'adoration d'un Dieu qui est soucieux de la dignité de sa créature. Ou du soin que cette créature peut apporter à sa propre dignité. Ce qui ne saurait avoir de sens sans la liberté. Les philosophies du soupçon n'ignorent sans doute pas cela mais elles considèrent malgré tout que, derrière ce discours, il y a une volonté cachée qui, à l'inverse de ce qui est proclamé, voue l'homme à l'aliénation... Soupçon ! Soupçon conforté largement par une multitude de conduites pour quiconque observe les communautés religieuses hier et aujourd'hui encore. Mais, surtout, soupçon qu'il existe en l'homme une puissance de perversion de soi qui n'épargne pas les religions elles-mêmes et leur discours. C'est ce contexte qui fait que, face à la question de la liberté, l'homme n'est plus seulement devant la question de son humanité à assumer, mais face au risque d'avoir, premièrement, perverti sa vocation et, deuxièmement, d'être tombé dans une version falsifiée de la liberté. Ou, ce qui revient au même, d'être un faussaire de liberté. La dimension culturelle de la liberté renvoie justement à ce conflit autour de la véracité de la liberté, et au fait que l'homme d'aujourd'hui se sente tenu d'adopter une attitude engagée pour affirmer sa vocation à la liberté. Or, dans la mesure où cette attitude militante ou revendicative ne suffit pas pour échapper elle-même au soupçon, qu'au contraire elle développe à son égard une vulnérabilité chronique, la liberté se trouve comme entraînée dans une spirale de surenchère démonstrative pour s'affirmer : pour conjurer la possibilité de n'être à son tour qu'une ombre, qu'un simulacre. L'homme se trouve, en fin de compte, pris en otage et asservi par cela même qui a servi à le libérer : le soupçon. Et le discours autour de la liberté est dans cette situation paradoxale où la vigilance autour de la véracité de la liberté devient un piège par quoi se perd la liberté. C'est que le soupçon ne suffit pas en soi pour réinventer la liberté et pour l'immuniser contre ce qui la défigure de l'intérieur. Il lui manque le désir de la liberté. Désir qui, lui-même, n'existe que sur le mode du partage...