Par Ezzeddine Ben Hamida «Jamais je ne quitterai mon champ de bataille tant que j'ai des munitions». Tels sont les derniers mots prononcés par le sergent-chef Ahmed Regayg, né le 20 avril 1936 à Msaken et décédé pour la patrie en juillet 1961 à Bizerte. Notre héros national a refusé de quitter donc le champ de bataille face aux intenses bombardements de l'aviation de l'ennemi. Pour lui, la mort plutôt que l'abdication devant la force brutale de la puissance coloniale. Entre la mort et l'écrasement, entre la dignité et l'humiliation, entre l'orgueil et la soumission, notre martyr a choisi la mort dans la dignité par orgueil pour la Tunisie. Il est mort avec d'autres pour que nous vivions dignement. Il s'est sacrifié par patriotisme à l'âge de 25 ans, à la fleur de l'âge, sans laisser ni femme, ni enfant. Il n'est pas le seul certes. Il n'est pas inutile de rappeler les circonstances politiques et les faits historiques qui ont donné lieu à une telle tragédie et à un tel traumatisme national. Dans les accords d'indépendance de la Tunisie de 1956, Bizerte devait rester française pour un temps non défini. Il faut se souvenir que la France avait intérêt à garder sa présence à Bizerte, d'où partaient ses avions militaires pour l'Algérie. Bourguiba était poussé par l'opinion publique arabe, à leur tête le leader nationaliste Jamel Abdenasser (né 15 janvier 1918 et mort le 28 septembre 1970). Les frères algériens l'accusaient d'héberger les bases militaires françaises tandis que la Ligue arabe le considérait comme un traître et les Frères musulmans comme un mécréant. Pour une part de l'opinion publique tunisienne, il était le valet des Français. Autre chose et pas des moindres : entre Bourguiba et De Gaulle, il y eut un problème d'ego. Ils se haïssaient. De Gaulle n'a-t-il pas dit, lors d'un entretien avec Alain Peyrefitte, après le Conseil des ministres du 10 avril 1963 (in C'était De Gaulle, éd. De Fallois, Regayg, 1994, P.415), «J'ai toujours dit que nous ne restions pas à Bizerte. Par malheur, Bourguiba a attaqué un beau jour à Bizerte pour apparaître comme ayant arraché par la force ce que nous nous apprêtions à accepter de nous-mêmes. Il nous a fait tirer dessus sauvagement. Il a cru que nous allions lever les bras en l'air, que nous allions hisser le drapeau blanc, que nous allions partir la tête basse. Naturellement, nous avons riposté. Si nous ne l'avions pas fait, nous aurions perdu tout crédit. Simplement, cette affaire a révélé la veulerie du monde politique français, qui a cru devoir massivement faire chorus avec Bourguiba. Lamentable ! Déshonorant. Maintenant, rien ne s'oppose à ce que nous partions. Nous commençons à disposer d'engins nucléaires. Nous allons être capables de pulvériser Bizerte et Moscou à la fois». Quelle arrogance et quel mépris pour la vie humaine? Au nom de la France, n'est-ce pas ? Le Général méprisait donc orgueilleusement Bourguiba. Et Bourguiba considérait le Général comme étant un homme vieillissant, ingrat, qui est rentré dans l'histoire grâce aux alliés et non pas par la force de son caractère, comme il aimait bien l'afficher. Bref, pour notre combattant suprême, De Gaulle, en 1961, appartient déjà à l'histoire et l'avenir des relations entre la Tunisie et la France devrait être pensé et conçu avec Pierre Mendès France. Les événements de Bizerte ont permis à Bourguiba de passer dans le clan des héros de la nation arabe. Pour De Gaulle, c'était un coup d'amour-propre. In fine, ce sont de braves gens et innocents citoyens qui ont payé de leur vie pour cette guerre d'ego. Chronologie de la tragédie En juillet 1961, Bourguiba engage une bataille politique pour l'évacuation de Bizerte. Des volontaires tunisiens se massent aux abords de la base militaire française interrompant ainsi tout trafic entre ses divers éléments. La riposte française, à un tel acte de défiance, est foudroyante : appuyés par l'aviation et la marine, les parachutistes investissent la ville européenne et en profitent pour élargir davantage le périmètre de l'occupation française. Résultat : plus de 1.000 morts, intervention du Conseil de sécurité, et condamnation de la France à l'ONU. Un traumatisme s'est emparé de la population et des familles des martyrs qui sont restés sans nouvelles de leurs enfants pendant près de 3 mois. En effet, le père de notre héros, Ahmed Regayg, n'a appris le décès de son fils qu'en octobre 1961, trois mois donc après sa disparition et cela malgré son insistance et les multiples va-et-vient entre Msaken et Tunis. Sa mère a été foudroyée par la sclérose en plaque et morte quelques années plus tard. Elle a même refusé d'être indemnisée, considérant que son fils «est mort pour la patrie et que c'était indigne de demander de l'argent. Rien ne pourrait remplacer Ahmed», disait-elle.