Longtemps brandie comme une épée de Damoclès à l'encontre de ceux que l'on considère, à tort ou à raison, comme antirévolutionnaires, la loi sur l'immunisation politique de la révolution, concoctée par Ennahdha, le CPR et le Mouvement Wafa, dissident du CPR, et certains constituants indépendants est au cœur de l'actualité nationale depuis quelques jours. L'Assemblée nationale constituante se prépare, en effet, à examiner le projet de loi en question, et ce, après que plusieurs indiscrétions journalistiques et déclarations de la part des promoteurs du projet eurent laissé entendre que la loi en question a été mise en sourdine et ne sortira pas des tiroirs du bureau de l'ANC. Mais comment se présente le projet de «la loi organique sur l'immunisation politique de la révolution» (c'est l'appellation officielle du projet de loi)? Quelles sont les causes qui ont poussé les initiateurs de la loi à agir pour immuniser — comme ils le disent — la révolution ? Quelles sont les personnes ciblées, comment leurs noms seront-ils arrêtés et peuvent-elles faire opposition au cas où elles s'estimeraient lésées par la future loi ? Autant d'interrogations auxquelles le présent article se propose de répondre en essayant de disséquer les 11 articles du projet de loi, et en cherchant à édifier les Tunisiens sur les tenants et les aboutissants d'un texte problématique et controversé. Le pourquoi de la loi D'emblée, il est important de préciser que «la loi organique sur l'immunisation politique de la révolution» ne constitue pas une première dans l'histoire de la Tunisie dans la mesure où, au début des premières années de l'indépendance, une loi dite «la loi sur l'indignité nationale» a été promulguée, privant plusieurs Tunisiens de leurs droits politiques et civiques et ouvrant la voie à leur jugement sous l'accusation d'avoir «collaboré avec l'occupant français». Dans le préambule du projet de loi comportant les motifs de sa soumission aux constituants, il est précisé notamment que «la promulgation d'une telle loi n'est pas une invention tunisienne ou une trouvaille propre à ceux qui cherchent à confisquer la révolution pour leur propre compte puisque plusieurs révolutions de par le monde, en particulier dans les pays de l'Europe de l'Est, ont eu recours à de telles lois en vue de préserver leurs révolutions contre les forces antirévolutionnaires. Et certains l'ont même fait quelques années après l'avènement de leurs révolutions quand ils se sont rendu compte que ces résolutions étaient menacées». Les auteurs du projet de loi précisent toujours, dans le préambule, dans un style lyrique et littéraire plus emphatique que rationnel : «Les responsables et les dépositaires de la révolution devaient prendre l'initiative, dès son début, de l'immuniser afin qu'elle puisse établir ses racines dans la profondeur du sol tunisien». Comme ceux qui ont accédé à la responsabilité aux premiers mois de la révolution ont failli à leur mission, les initiateurs du projet de loi ont pris le relais, estimant qu'il «est de leur devoir, de par leur fidélité au sang versé par les martyrs et les blessés de la révolution, de soumettre à l'ANC le projet de loi sur l'immunisation politique de la révolution». L'Isie arrêtera la liste des exclus Comportant onze articles, le projet de loi organique sur l'immunisation politique de la révolution a pour objectif, selon son article premier, «d'instaurer les mesures nécessaires à l'immunisation de la révolution afin d'éviter qu'elle soit confisquée par les éléments agissants appartenant à l'ancien régime». Qui sont les «éléments agissants» que la loi a pour ambition de faire taire ? «Ce sont ceux, précise l'article 2, qui ont occupé entre le 2 avril 1989 et le 14 janvier 2011, les responsabilités suivantes au sein de l'Etat ou du RCD : Premier ministre, ministre, secrétaire d'Etat, membre ou directeur du cabinet présidentiel ou directeur du cabinet du président de la chambre des députés». Et les exclusions de se poursuivre, allant d'un candidat du RCD à la députation à tous ceux qui ont appelé Ben Ali à se porter candidat à l'élection présidentielle de 2014, en passant par le directeur de la sécurité de l'Etat, le secrétaire général, les secrétaires généraux adjoints du RCD, les membres de son bureau politique et de son comité central pendant toute cette période, les membres de ses comités de coordination (exception faite des représentants des résistants) et tous ceux qui ont occupé un poste de responsabilité au sein d'une fédération du RCD territoriale ou professionnelle ainsi que les responsables au sein des organisations des jeunes et des étudiants du RCD. Toutes ces personnes dont les noms seront inscrits sur une liste définitive seront interdites durant une période de 10 ans d'exercer une fonction politique, que ce soit à l'échelle de la présidence de la République, de l'Assemblée du peuple (Parlement), des municipalités, de la BCT (sic...), de n'importe quelle autre instance constitutionnelle et enfin des partis politiques présents sur la scène nationale. Quelle est l'institution qui aura la mission de dresser la liste des exclus ? L'article 4 de la loi stipule que c'est «l'Instance supérieure indépendante des élections qui veillera à dresser une liste préliminaire des personnes concernées dans un délai ne dépassant pas trois mois après l'entrée en vigueur de la loi». «Les administrations et les services publics, précise encore le même article, sont obligés de fournir à l'Isie les informations qu'elle sollicite». D'autre part, «tout citoyen a le droit de demander que le nom d'une personne quelconque soit ajouté à la liste, tout en indiquant la responsabilité qu'elle exerçait». Les oppositions sont l'affaire du tribunal administratif Que peuvent faire les personnes dont les noms figureront sur la liste des exclus et qui s'estimeront lésées ? Selon l'article 7 du projet de loi, toute personne exclue qui recevra une notification de la part de l'Isie sur l'inclusion de son nom sur la liste peut «faire opposition, dans un délai de sept jours, par-devant le tribunal administratif. Ce dernier notifie l'opposition à l'Isie et lui accorde un délai de 5 jours pour apporter sa réponse». Le tribunal est tenu de rendre une décision au bout d'un délai de 30 jours en déclarant soit le rejet de l'opposition, soit sa recevabilité et donc le retrait du nom de l'auteur de l'opposition de la liste des personnalités exclues de toute activité politique. En considérant que l'Isie n'étant pas encore mise sur pied, vu les délais nécessaires à l'établissement de cette nouvelle «liste noire» et l'éventualité d'une vague de recours que celle-ci ne manquera pas de susciter, une question retentissante s'impose : aura-t-on le temps de négocier toutes ces étapes avant la date fatidique du dépôt des candidatures aux prochaines élections ? En clair, ce projet de loi ne sert-il pas, en définitive, de dérivatif à la vie politique, voire un instrument électoraliste par excellence ? Article lié : - Les familles politiques enrichissent le débat