La solution doit passer par la lisibilité du système fiscal et le combat intelligent contre le secteur informel... La Chambre tuniso-française de commerce et d'industrie (CTFCI) et l'Institut Tunis-Dauphine (ITD) ont récemment organisé un débat autour de «l'économie en Tunisie : situation actuelle et perspectives». M. Elyes Jouini, vice-président de l'Université Paris-Dauphine, chargé de la recherche et président de la Fondation Dauphine, a, à cette occasion, fait une lecture de la réalité de l'économie tunisienne et dégagé quelques pistes de réflexion pour le futur. Pour la Tunisie, la confiance serait, selon M. Jouini, une condition primordiale pour sortir de la crise. D'après lui, la situation empire, «les promesses tardent à se concrétiser, le chômage flambe et la machine se grippe». Il justifie ses propos en évoquant des exemples concrets comme les coupures d'électricité, les pénuries d'eau minérale ou de lait, jetées aux oubliettes il y a belle lurette. M. Jouini semble aussi mal à l'aise en pensant aux institutions internationales qui revoient les prévisions de croissance à la baisse. «Les autorités tablaient sur une croissance de 3,5% en 2012 et 4,5% en 2013. Cette dernière ne devrait guère dépasser les 2,7% et 3,5%. A ce rythme-là, la Tunisie, estime la BAD, devrait figurer parmi les 10 économies africaines les moins performantes». Côté équilibres macroéconomiques, il note que «l'économie tunisienne est aujourd'hui très mal en point». Il compare alors deux époques, à savoir la période de l'avant-révolution « qui adopte une politique économique privilégiant la rente au profit d'une minorité proche du pouvoir» et cette période de l'après-révolution où «a succédé une politique économique agissant sur le court terme, qui fait la part belle à la consommation». Un état des lieux de la situation économique du pays s'avère donc indispensable. Pour cet interlocuteur, plusieurs niveaux de lecture sont nécessaires pour parvenir à déceler les lacunes. Selon lui, «les moteurs extérieurs de la croissance ont disparu et la forte dépendance à une Europe malade en est la cause principale». L'investissement en baisse a des répercussions désastreuses sur le pays. «L'investisseur étranger a fui et l'investisseur local recule devant autant d'incertitudes» et il n'y a pas mieux que les chiffres pour le montrer. La baisse des intentions d'investir serait, selon M. Jouini, générale «(-57 % à Siliana, -43 % à Jendouba, -44 % à Kasserine et -29 % à Sidi Bouzid) et pour l'instant, la seule politique privilégiée est celle de la consommation: approvisionnements en produits de consommation importés, contrôle des prix... tout cela est alimenté par une politique monétaire accommodante de faible taux d'intérêt». Mais «le rebond modeste de l'économie en 2012, estimé à 2,7%, ne suffira pas à atténuer la contestation sociale», continue-t-il. Il ajoute que, durant les trois trimestres de l'année dernière, « la production minière, pétrolière et agricole s'est ressaisie. L'indice de la production industrielle a progressé; l'activité touristique et celle du transport se sont un peu rétablies ». Cela ne pourra jamais laisser place au rêve. «Ces frémissements sont fragiles, trop fragiles, et sans cesse remis en cause par l'instabilité politique. La croissance économique actuelle est insuffisante. A moins de 6%, ce qui suppose 5 milliards de dollars d'investissements sans lequels la Tunisie ne pourra pas s'extraire de la crise actuelle. Pour absorber la demande additionnelle d'emploi, le taux de croissance devra être de 7% au moins. En l'état, cet objectif paraît difficilement atteignable». Cette situation est d'autant plus accentuée par «la récession en Europe, principal partenaire, qui s'éternise et pèse sur la reprise tunisienne et les incertitudes politiques». Il est certain que la réalisation d'une croissance élevée est primordiale, «mais en aucun cas suffisante... Menée sans souci d'être partagée, cette croissance n'a fait que creuser les inégalités sociales et régionales». Tout le monde s'accorde à dire que les réformes et les véritables solutions tardent à venir. «Les réformes manquent de visibilité et prennent du retard. Nous attendons toujours les procédures administratives, la palette des avantages fiscaux, le nouveau code d'investissements qui aurait dû être finalisé en 2012». M. Jouini condamne l'intervention de l'Etat: «Pour faire face au renchérissement des produits énergétiques et alimentaires, l'Etat est intervenu à hauteur de respectivement 1,5 et 1,1 milliard de dinars. Il a également subventionné les transports, aidé les entreprises sinistrées et alourdi le poids de l'administration en créant de nouveaux emplois dans le service public». Le déficit budgétaire s'est considérablement alourdi, passant, entre janvier et octobre 2012, à 6,9% du PIB, contre 1,3% en 2010. Le déficit budgétaire et celui des comptes courants se creusent et cette simultanéité risque à terme de peser lourdement sur les ratios d'endettement. «Les inégalités entre les régions côtières et l'arrière-pays déshérité ne se sont pas atténuées. Le fossé s'est même creusé. Les grands chantiers, qui auraient dû amorcer un début de sortie de crise, tardent». Quelles solutions ? «Un programme qui se décline en actions et objectifs de court terme, de moyen terme et de long terme et qui cesse de se focaliser sur les indicateurs pour viser plutôt une croissance inclusive, pérenne et soutenable» serait la solution la plus appropriée, selon M. Jouini. Il poursuit que l'atout le plus important de la Tunisie est sa marche entamée et résolue vers une démocratie de plus en plus participative. «Pour le bien de tous, dirigeants et citoyens, riches ou pauvres, chefs d'entreprise ou employés doivent partager le sentiment que l'Etat est à leur service, au service de l'intérêt général. Les biens publics de l'Etat (école, route, etc.) sont financés par eux et pour eux. La fiscalité peut être le vecteur de ce message». La réussite d'une réforme fiscale serait impérative. «Elle ne sera pas indolore car elle permettra de juger les différentes composantes de la société (entreprises et ménages riches et pauvres) par leurs actes et non par leur parole». D'après lui, les prélèvements ne seront compris et acceptés que s'ils sont également considérés comme justes et ne se révèlent pas comme un obstacle contraignant en termes de compétitivité globale de l'économie. «Il s'agit également d'améliorer la lisibilité du système fiscal». Le secteur informel, dont se plaignent la plupart des entreprises, doit être mieux géré afin d'assurer une transition du secteur informel au secteur formel. Il faut donc «rendre la création d'une entreprise plus protectrice et moins coûteuse qu'une activité illégale. Il s'agit également d'alléger les délais de création d'entreprises, d'alléger les documents officiels requis et d'instaurer une imposition adaptée», assure M. Jouini. Autre solution proposée : «une part des impôts collectés au niveau national pourrait être reversée aux régions déclarées à développement prioritaire et les nouvelles ressources dégagées par l'Etat pourront alors être canalisées vers des projets d'infrastructure, et l'Etat pourrait investir dans ces projets d'infrastructure économiquement justifiés». Il est clair que la Tunisie entame cette transition avec un certain nombre d'acquis : un PIB par habitant parmi les plus élevés d'Afrique, un niveau de développement socioéconomique proche des pays de l'OCDE, une population jeune et éduquée. «Notre pays affiche également une infrastructure de base satisfaisante, mais les efforts restent à poursuivre pour assurer un meilleur maillage territorial et la modernisation des réseaux». Le tourisme est un secteur clé, selon M. Jouini, il reste dépendant, certes, des effectifs de passagers drainés par les tour-opérateurs, mais aussi d'un bon développement de produits. «Le modèle de développement tunisien se base encore et toujours sur des branches d'activité à faible valeur ajoutée et à forte intensité de main-d'œuvre non qualifiée». Le secteur du tourisme demande une refonte réelle. Pour finir, le vice-président de l'Université Paris-Dauphine résume : «La Tunisie doit faciliter le fonctionnement des marchés, adopter des mesures pour parvenir à une société plus égalitaire en protégeant consommateurs et travailleurs et en œuvrant à une intégration dans les marchés mondiaux». Le tableau de bord de l'économie Emploi 709.700 demandeurs d'emploi, soit près de 19% de la population active, ont été enregistrés au premier semestre 2012. Près de 72% des chômeurs en 2011 ont moins de 30 ans. Un tiers sont diplômés. C'est à l'intérieur du pays que les taux de chômage sont explosifs. Investissement Sur les dix premiers mois de 2012, à Sidi Bouzid, les investissements ont chuté de 30% et les offres d'emploi de 22%. A Siliana, ils se sont respectivement effondrés de 44% et 66%. Privées pendant des décennies de financements, des régions entières ont littéralement été piégées dans des «trappes de sous-développement». Dans ces régions, l'employabilité des jeunes est très faible, et le taux de chômage des diplômés du supérieur atteint des records dans le gouvernorat de Gafsa (42%), suivi de Jendouba (36,3%), Kasserine (35,9%) et Siliana (35,1%). Sur le plan national, l'investissement représentait l'équivalent de 24% du PIB en 2011 (-2,3% par rapport à 2010), ce qui reste inférieur à un pays voisin comme le Maroc qui affiche un pourcentage proche de 35%. Indice de pauvreté L'INS a démontré qu'entre 2000 et 2010, l'incidence de la pauvreté a baissé à 15,5% en 2010 contre 23,3 % en 2005 et 32,4% en 2000. Mais, pendant cette même période, le Centre-Ouest et le Sud-Ouest ont vu leur taux de pauvreté augmenter par rapport à la moyenne nationale. Dans le Centre-Ouest, le taux de pauvreté extrême était six fois plus élevé que celui du Grand-Tunis en 2000 et est devenu treize fois plus élevé en 2010. En 2010, le taux de pauvreté était sept fois plus élevé dans les campagnes que dans les grandes villes, alors qu'il n'était que quatre fois plus élevé en 2000. Tourisme Le tourisme pèse pas moins de 7% du PIB tunisien et 11% si l'on y ajoute l'artisanat. Il emploie 400 000 personnes, de manière directe et indirecte. Mais il est inégalement réparti sur le territoire (90% des 190 000 lits en exploitation sont sur le littoral) et le touriste étranger dépense seulement un tiers de ce qu'il dépense dans des destinations comparables (275 euros/séjour vs 725 au Maroc, 700 en Egypte, 710 en Grèce et en Turquie). Il est également inadapté aux nouvelles habitudes individuelles du touriste européen qui transite moins par les TO, très dépendant du marché européen et soumis à une forte saisonnalité (70% réalisés sur 4 mois). TIC Dans le domaine des TIC, la Tunisie affiche le taux de pénétration d'Internet le plus élevé d'Afrique à 38 %, contre une moyenne continentale de 9,6 %. Le secteur des télécoms pourrait continuer à faire l'objet d'investissements et l'Etat y a un rôle essentiel à jouer. Rien ne sert de laisser chaque opérateur construire ses réseaux de très haut débit (fibre optique et 4G). Des économies d'échelle sont possibles via la création d'un opérateur mutualisé national. S.B.