Dans le cadre du cycle de «Tunis fait sa comédie», au Théâtre Municipal, on a assisté, le 16 mai, à la première de la pièce de théâtre Shakespeare?! Ech jébou lina de Moncef Souissi et Mohamed Kouka. D'emblée, le titre parait provocateur et nous introduit dans un face-à-face équivoque avec l'auteur, dramaturge et poète anglais William Shakespeare. Nature humaine...quand tu nous tiens! On ne peut nier l'influence éminente et imposante du grand maître de la poésie, du théâtre et de la littérature qui est W. Shakespeare. Ses célèbres pièces de théâtre jouées partout dans le monde et dans plusieurs langues ont atteint le dialecte tunisien et captivé la langue arabe. Et particulièrement, au cours de cette année, on soupçonne bien que c'est la mode. Pourquoi précisément Shakespeare? La réponse est simple et plus qu'évidente : les pièces shakespeariennes qui focalisent sur le pouvoir absolu (Hamlet, Richard II, III, Othello, Le Roi Lear, Macbeth...) et la volonté de puissance dont parlait Nietzsche ne peuvent qu'inspirer les dramaturges et les auteurs tunisiens. Ceux-ci veulent montrer au peuple et au public cette soif insatiable de pouvoir qui corrompt l'être. C'est ainsi qu'ils ont eu recours à la critique directe de l'ancien régime comme de l'actuel, en mettant en garde le spectateur contre toute forme de tyrannie et de césarisme. A travers les écrits comiques et tragiques de Shakespeare, on a pu aussi amorcer tous les revers de la médaille. Ainsi, le pouvoir des mots et de l'art est la meilleure conspiration contre l'absolutisme, et comme le confirme un slogan de mai 68 : c'est l'imagination qui prend le pouvoir! Allitération et altération Sur la scène nue, l'homérique devient banalisé et l'imagination perd toutes ses armes. Les personnages shakespeariens sont «caricaturisés ». C'est un choix dira-t-on, mais on ne discerne aucune esthétique, aucune forme, aucune typologie. On sait que derrière le caricatural se révèle une charge satirique, on sait aussi que c'est un art, un art qui ne sur-joue pas, un art sincère dans la dérision. Dans cette pièce qui veut s'inscrire différemment dans l'engagement, on a pu saisir une dimension « marchandesque » et non clownesque puisqu'on sent qu'on cherche la facilité et non le labeur. Les personnages shakespeariens sont en nous, nous murent, nous murmurent, nous rongent, nous habitent et nous prouvent que la nature humaine est universelle. Toutefois, comment mettre à nu des personnages réels et les exhiber sur scène sans laisser au spectateur la chance de s'introduire dans le processus de l'identification? Il est vrai que le caractère populaire est une partie prenante du théâtre mais aller jusqu'à infiltrer le président de la République et le présenter avec des clichés «overdosés» juste pour provoquer le rire (le fameux burnous par exemple), le message devient vidé de tout sens, de signification et de verve. A-t-on vraiment besoin de voir sur scène le biscuit « chocotom »? Ce déjà vu, connu et copié fait perdre les notions de signes, de codes et de références théâtraux et artistiques... Dans la cité, le théâtre est plus noble que la marchandise qu'offre la société du spectacle. Forcer la dimension spectaculaire du discours a pour conséquence un effet de fausse note; en d'autres termes le champ des mots usés, pratiqués, dits et redits, clamés et déclamés, mâchés et hachés entre comme par désenchantement. Moralités mortelles... «Tout pouvoir sans contrôle rend fou » disait Alain. La démesure pourrait être un comportement, une attitude, une réaction et donc esquissée dans la construction d'un personnage. Entre en scène le dramaturge et comédien Moncef Souissi. C'est lui le metteur en scène dans la pièce. Il est aussi l'homme pléthorique qui n'arrive pas à contrôler ses comédiens. Mais il se livre le pouvoir d'alerter et d'avertir. D'abord, il commence par donner des cours et des leçons de théâtre en parlant du fameux mentir vrai, de la sincérité dans l'art du comédien...enfin, il récite les règles du jeu théâtral. C'est en effet le profil du maître, du patron, du chef qui monte à la surface. Le personnage du metteur en scène feint la folie comme Hamlet afin d'être épargné de tout jugement. Les lumières se projettent sur le public et ce personnage l'interroge et veut interagir avec lui en criant les slogans : « non au terrorisme, non à la violence! » Bientôt les salles de théâtre deviendront alors des lieux de manifestations... Néanmoins, on n'a pas senti la colère, la fureur, mais plutôt un désir d'être un porte-parole qui cache un être timoré. Mais porte-parole de qui monsieur le maître? On ne se contente pas de dire aux autres ce qu'ils doivent faire ou penser, on ne présente ni une thèse, ni une antithèse ni une synthèse, car on est justement dans l'art de suggérer et non dans l'art d'exagérer. On veut faire du théâtre didactique, oui, pourquoi pas, mais ce même théâtre doit inciter le spectateur à réfléchir seul sur son sort, son destin, sur le Hamlet qui se cache en lui, sur le Roméo qui souffre d'un amour impossible. Provoquer le rire et l'émoi n'est pas une chose facile, on doit les sentir, les travailler et les accoucher. Le jeu de mots fortuit est récusable au théâtre, car la valeur d'institution culturelle et morale du théâtre est hautement noble. Notre public est plus averti qu'on ne le croit. Dans le théâtre prononcé et énoncé, les mots doivent dénoncer et non parler pour parer... pour paraître! Limiter le théâtre aux évènements banals du quotidien tue le pouvoir magique du théâtre qui bouscule les malheurs et les misères du monde et qui bombarde le terrorisme et ses procédés. De plus, le manque d'habileté est perceptible dans cette manière de récolter les textes du grand maître et de les transcrire dans la réalité tunisienne sans recherche et sans créativité. Et la fable? On préfère alors la trouver sur la grande scène : celle de la rue et des trottoirs qui longent les salles de théâtre et de cinéma : son esthétique dépasse et surpasse tous les clichés possibles et imaginables. Enfin, Victor Hugo disait:" Shakespeare pense, Shakespeare songe, Shakespeare doute. Il y a en lui de ce Montaigne qu'il aimait. Le To be or not to be sort du que sais-je?" N'est-ce pas suffisant? Auteur : Moncef Souissi et Mohamed Kouka. Mise en scène : Mohamed Kouka. Dramaturgie : Moncef Souissi et Moez Hamza. Comédiens: Mohamed Kouka, Moncef Souissi, Narimane Horchani, Moez Hamza, Ameur Mathlouthi.