La bonne humeur, ou plutôt le bon kif, c'est ce que veut dire El Gusto pour les Algérois et tous ces artistes du chaâbi que Safinez Bousbia nous a présentés un à un, dans ce documentaire aux envolées lyriques et au bon sentiment d'amour, de fraternité et de musique. Présenté à Mad'art la semaine dernière, lors des Journées du cinéma européen, ce film a transporté le public très loin des conflits de la Constituante et des déchirements des partis politiques. Le temps d'un film, on s'est dit, comme dans une communion, «exit les tracas et que vivent la musique et la bonne humeur !!». En vérité, rien ne prédestinait Safinez Bousbia à devenir réalisatrice. Née à Alger, elle n'y a jamais vécu, séjournant et travaillant, tour à tour, en Suisse, au Royaume-Uni où elle a étudié l'architecture (Oxford), avant d'enchaîner avec un Master de design à Dublin, en Irlande, en France et aux Emirats Arabes Unis. C'est en 2003, à l'occasion d'un voyage en Algérie, qu'elle découvre par hasard le monde des maîtres de la musique chaâbi. En effet, lors d'une balade dans la Kasbah d'Alger, elle entre dans une échoppe pour acheter un miroir. Le miroitier, M. Ferkioui, la prend en sympathie et commence, avec enthousiasme, à lui raconter sa vie, son histoire avec la musique et le chaâbi. Tout a commencé là. Le miroir fut oublié... Au départ, fut maître El Anka Il lui raconte son glorieux passé de chef d'orchestre et de musicien, lui présente des photos de ses anciens camarades de classe de musique, juifs et musulmans, perdus de vue depuis cinquante ans. Ils faisaient tous partie de la première classe de musique chaâbi du Conservatoire municipal d'Alger, dirigée par le fondateur de la musique chaâbi, maître El Anka. Devant de telles découvertes, la réalisatrice, prise d'émotion certes, mais aussi de curiosité, commence son aventure à la recherche des membres de cet orchestre entre Alger, Paris et Marseille. Chacun de ces anciens musiciens qui accompagnait le grand maître fondateur du chaâbi, l'âme de la Kasbah, la transporte au gré de son histoire entre le musulman, le juif et le chrétien, les histoires se croisent et se dispersent... On y évoque, avec nostalgie, Alger des années 1950, l'occupation, la lutte nationale, l'indépendance, le départ des Français et des juifs. On y raconte aussi la destinée de chacun d'entre eux, désormais vieux et oubliés... La musique leur est, toutefois, restée dans l'âme, même si elle n'est plus à l'ordre du jour. Aller sur les traces d'une musique, c'est peut-être le projet initial de ce film, un film qui semble dépasser sa réalisatrice pour devenir un projet de vie, peut-être plus humain encore qu'elle ne le croyait, au début. Bousbia explore, à travers les témoignages de ces protagonistes, les origines de ce bon kif (El Gusto), elle veut en saisir les nuances, elle part à l'exploration des premiers instants de bonheur avec la musique, elle questionne, mais surtout sait écouter. Car la vie n'a pas épargné ces amoureux inconditionnels du chaâbi, ces hommes à qui on a usurpé le statut d'artiste. Histoire et personnages Le film nous offre aussi quelques pages d'histoire à coups d'images d'archives, il nous éclaire sur certains aspects d'une vie d'artiste pendant la guerre de l'indépendance. On nous raconte comment ces gens du chaâbi contribuaient, à leur manière, à la lutte, comment on maquillait les réunions des activistes derrière une soi-disant fête ou mariage... Safinez Bousbia ne nous a pas privés de plans aériens sur Alger, son port, sa plage, ses hauteurs et ses toits de maisons. Elle suit Tahmi, un des musiciens, dans le vieux quartier aussi délabré qu'une mémoire effritée, des anciennes maisons laissées à l'abandon et à tant de souvenirs d'antan. El Gusto n'est plus un simple film sur de vieux musiciens, il devient un projet de reconstitution d'un orchestre. Il fallait tous les réunir, après cette longue séparation, pas seulement dans la vie, mais aussi sur la scène pour, peut-être, un ultime concert. Et ils rencontrent, en France, Rachid Berkani dit «Le beau gosse», au luth, Mamad Haïdar Benchaouch, dit «Le fils de famille», descendant d'une grande lignée andalouse, qui se rebelle de ses lourdes racines et libère ses doigts dans les improvisations que provoque le châabi, Ahmed Bernaoui à la mandole, dit «le battant», habité par une veine mystique et qui n'a jamais cessé de jouer de la musique, en dépit de graves séquelles laissées par la guerre d'indépendance, Robert Castel, fils d'une figure mythique du chaâbi, Lili El Abbassi qui n'a osé reprendre le violon de son père qu' à 57 ans. On retrouve également Abdelkader Chercham «l'académique», ce professeur de châabi au conservatoire municipal représente la continuité de l'école d'Alger, Luc Cherki «le nostalgique», interdit de chanter en arabe pendant la guerre, qui quitte l'Algérie et devient l'incarnation du chanteur pied-noir, Maurice El Medioni «le Méditerranéen», cette figure de la nouvelle vague moderniste des années 40-50, Mohamed Ferkioui «le miroitier», dont la boutique à La Kasbah est un lieu de mémoire du châabi, Abdelrahmane Guellati, gentleman zazou, que tout le monde appelle Manou et qui, selon son propre aveu, a été sauvé par la musique. Il y a aussi Joseph Hadjaj «l'optimiste», surnommé José de Souza, d'origine tunisienne, Liamine Haimoun «le tendre» qui, après avoir perdu ses deux fils dans les années 1990, s'est abstenu de chanter et ce n'est qu'exceptionnellement qu'il reprend sa mandole pour le projet El Gusto, El Hadi Halo dit «le parrain», fils du créateur mythique du châabi, El Hadj M'hamed El Anka et qui est pianiste et professeur de musique, Abdelmadjid Meskoud «le rire», qui représente la nouvelle génération du chaâbi algérois et, enfin, Mustapha Tahmi «le joker», toujours habillé en bleu de Chine, avec un verre de vin rouge dans une main, une guitare dans l'autre, improvisant sa vie entre la joie que lui procure la musique et l'amertume qu'il subit au quotidien et personnifiant, au fond, le chaâbi. Tout ce beau monde a été réuni grâce à El Gusto, 50 ans après. Et ce qui ne devait être que l'histoire de simples retrouvailles sur scène, pour une seule date à Marseille en 2007, s'est transformé en renaissance d'un groupe, composé de 42 musiciens. Neuf ans ont forgé cette aventure humaine, devenue, depuis, une vraie success story : l'orchestre El Gusto a pris son envol et joue dans de nombreuses salles prestigieuses dans le monde. El Gusto, Buena Vista Social Club algérien, où on raconte et on entend avec émotion la musique chaâbi qui renaît, toujours aussi belle. Un film bourré de bons sentiments, de l'émotion à revendre, malgré une voix off scolaire et parfois assommante et une forme esthétique sans grande surprise qui peut paraître parfois monotone. Un coup de fraîcheur, un coup de jeunesse et un coup de bonheur. Et que l'aventure continue !