Par Khaled EL MANOUBI Le 15 juin 1953, Ben Salah note que « les camarades libérés ou libres ont désigné Nouri Boudali pour assumer les fonctions de secrétaire général de l'Ugtt» tout en souhaitant que «l'Ugtt puisse bientôt se donner un secrétaire général à la hauteur de l'œuvre de Farhat en la personne de Habib Achour par exemple» (B, 186). Le 24 juillet 1953, Ben Salah estime que Boudali est devenu secrétaire général «surtout grâce aux efforts de Messaâdi» et que «I. Brown avait raison de dire que (Boudali et Messaâdi) étaient d'accord avec lui sur les nécessités du compromis» (B, 187) avec la France. Ben Salah cherche cependant à se démarquer de Boudali non en raison de l'attitude conciliante de ce dernier avec la France, mais pour son manque d'envergure, puisqu'il feint de se rallier à la candidature de Achour. Si le 17 février 1954 il dresse un noir tableau de la situation de l'Ugtt («l'Ugtt n'a pas su opérer la relève normale nécessaire et cela a facilité les manœuvres du nouveau Résident» (B, 211)), il a raison cependant de dire que la France et les syndicalistes concourent également à cette situation. Mais déjà il affirme le 12 février que le «redressement (de l'Ugtt) ne saura tarder» (B, 210). Et savez-vous quelle forme prendra ce redressement ? Nous allons assister à un feuilleton de reports du congrès de l'Ugtt de manière à ce que ce congrès ne soit tenu, à ce que Ben Salah ne rentre de Bruxelles et qu'il ne soit élu secrétaire général qu'à la veille du déblocage politique décidé par la France. Jetons un regard sur les épisodes de ce feuilleton. Le 15 février 1954, Ben Salah annonce à Bahi Ladgham «que le congrès de l'Ugtt se tiendra les 17-18 et 19 avril prochain» (B, 210). Premier report : «Une C.A réduite à sa plus simple expression a décidé de renvoyer le congrès pour la deuxième quinzaine de juin ! mais personne ne le sait officiellement ! Aucun communiqué, aucune notification» (B, 218). Deuxième report : Le congrès n'aura lieu qu'en juillet, c'est-à-dire le mois qui verra la visite de Mendès-France. Le 19 mars 1954, Ben Salah informe Ladgham de ce qui suit : «Kraïem, Khiari et Abdallah Farhat (...) m'ont demandé au nom de la grande majorité des fédérations et unions de démissionner de la Cisl et de rentrer à l'occasion du congrès à Tunis pour me mettre au service de l'Ugtt» (B, 215) ou à la tête de l'Ugtt ? Ben Salah, dans la même lettre, continue de feindre qu'il soutient Habib Achour : «Tout ce que je souhaite est que nous puissions rétablir Achour dans ses droits afin qu'il demeure notre secrétaire général» (B, 215) ; sauf, écrit Ben Salah «que je serai à Tunis pour le congrès, le reste demeure «ouvert»» (B, 215). En clair, Ben Salah vise au moins la commission administrative («j'ai posé ma candidature à leur demande pour être membre de la C.A. de l'Ugtt») et même le secrétariat général puisque tout demeure «ouvert» ! Aussi, après avoir affirmé à Bahi Ladgham qu'il a «tout pesé et (qu'il pourrait) réussir à rendre quelques services à l'Ugtt sur place», Ben Salah prévient le même Ladgham : « Donc ne dis pas que je te demande ton opinion après avoir «accompli le fait»», (B, 215). En fait, et Ben Salah n'a pas manqué de le dire à Ladgham, le retour définitif a été préparé avec le concours fort accommodant de la Cisl : retour définitif maquillé en retour provisoire. Le 9 mars 1954, Ben Salah écrit à Ladgham : «J'en ai entretenu Oldenbroeck qui a parfaitement compris ma situation et m'a encouragé. De plus en plus, nous sommes arrivés à un accord ferme (souligné par nous KEM) qu'un Tunisien me remplacera (...) au secrétariat de la Cisl». Plus même : «Je me suis arrangé avec Oldenbroeck de telle façon que mon départ ne soit pas définitif en attendant (souligné par nous KEM) et voir venir» (B, 215). Le faux suspense aura pour épilogue l'élection de Ben Salah au secrétariat général de l'Ugtt en juillet 1954. Jusqu'au bout, il feindra d'ignorer le dénouement imminent décidé par la France puisque le Dr Ben Salem écrira le 9 juillet 1954 : «J'ai vu (...) le secrétaire général de l'Ugtt Ahmed Ben Salah, qui paraissait comprendre la défaillance du souverain. Mais lui-même paraissait être en «état d'attente»» (C. 157). Le «mais» ressenti par Ben Salem dans ses échanges avec Ben Salah signifie la chose suivante que Ben Salem ne comprendra jamais : Ben Salah sait que le commencement du processus de déboulonnage du souverain par la France au profit du dauphin est imminent. Ben Salem l'apprendra quelques années plus tard à ses dépens. Voici comment Ben Salah animera aux côtés de Bourguiba l'élection de la liste de «l'Union nationale» puis assurera, en tant que président de la commission de la Constitution, la besogne consistant à verrouiller la constituante de 1956 pour l'empêcher de voter la monarchie constitutionnelle. Promu plusieurs fois ministre, Ben Salah aura pour tâche d'immuniser les Tunisiens contre les coopératives et le socialisme en se sacrifiant ainsi à l'autel du vice-dauphin Nouira. Reste que Ben Salah, avant d'assurer plusieurs ministères en même temps a été une première fois «seulement» ministre de la Santé. C'est qu'il y avait pour première tâche de mettre sous l'éteignoir un monarchiste valable, le Dr Ben Salem, qu'il avait lui-même feint, en 1953, de citer comme secrétaire général possible de l'Ugtt. Arrêté le jour de la proclamation de la République, Ben Salem est emmené à Kairouan d'où il s'échappe, mais sera retrouvé à M'saken. Ramené à Kairouan, il voit «une espèce de bute, les yeux exorbités, l'écume à la bouche, une véritable furie qui me roue de coups(...) jusqu'à ce que Amor Chéchia, gouverneur de Kairouan, car c'était lui, fut à bout de souffle» (C., 215). Voilà, à quoi sert un gouverneur de la République ! Libéré plut tard, Ben Salem est nommé médecin de la santé publique à Bizerte. Son ministre de tutelle, «Ahmed Ben Salah, (le) charge d'aller avec le directeur régional de la santé publique recevoir des médecins congressistes allemands à la municipalité de Bizerte» (C., 221). Mais «un pauvre bougre(...) de gouverneur (...) va raconter au président que je faisais des discours contre le gouvernement ! et obtient de me muter à Kairouan aux côtés de Chéchia. (...) Je vais voir le ministre de la Santé et lui dit : «C'est bien vous qui m'avez imposé d'aller recevoir ces congressistes». (...) Très gêné, mais aussi courageux que ses amis, il me répond : «Je n'y suis pour rien dans cette décision. Vous ferez bien d'obéir, vous n'avez pas le choix. D'ailleurs, celui qui vous avait infligé trois ans de prison peut vous en donner trois autres» (C., 222). Seul Ben Salah, le futur kamikaze de 1969, est capable de ce sommet de cynisme. Il est à préciser que dès le congrès de Sfax du parti, la préparation du terrain pour le vice-dauphin Nouira a commencé. Ce congrès a permis de se débarrasser de Salah Ben Youssef, mais son remplaçant au secrétariat général, Bahi Ladgham, n'est qu'un figurant de transition. En effet, dans une lettre adressée par le jeune Férid Soudani à partir du Lycée Augustin Thierry à Blois où il réside encore, celui-ci, doté d'une inspiration disproportionnée avec son âge, trace au nouveau secrétaire général du parti dès le 29 novembre 1955 le programme politique qui doit être le sien. C'est que pour mieux discréditer le socialisme, le parti et le gouvernement doivent faire de leur politique socialiste un repoussoir au second degré à l'encontre du socialisme. Aussi, Férid Soudani affirme-t-il que «l'avenir est, de toute évidence, pour le socialisme » (B, 328). Mais qu'on ne s'y trompe point, le même Férid n'affirme-t-il pas que «l'ascendant personnel est maître (...). Le plébiscite n'est que formalité» ? (B, 323).