Par Boubaker BENKRAIEM* Peut-on passer sous silence ce qui vient de se passer, ces derniers jours, au port de Radès, le poumon et l'oxygène de l'économie de tout le pays. Comment la grande centrale syndicale (l'Ugtt) du grandissime Farhat Hached s'est laissée surprendre ou déborder par cette grève sauvage dont la facture économique pour le pays, qui sera plus importante que celle de l'attaque de l'ambassade US, se fera connaître dans les tout prochains mois ? Qui paiera cette facture ? Espérons que notre syndicat historique prendra ses responsabilités pour que pareille situation ne se reproduise plus car il y va de sa crédibilité. Aussi pourquoi n'a-t-on pas utilisé, pour des raisons économiques suprêmes ou raisons d'Etat, la réquisition de ces mêmes employés ? S'agit-il d'un manque d'expérience, de courage ou tout simplement d'irresponsabilité ? Toute la classe politique, de quelque orientation qu'elle soit, n'est obnubilée que par le suffrage des urnes qui, dans tout système démocratique, garantit l'arrivée au pouvoir. Comme tout cela se prépare et nécessite du temps et de la patience, on ne comprend pas pourquoi les grands partis,les Majors, ne se préoccupent pas tellement, à ce que l'on sache, de la formation de leurs jeunes cadres, les responsables de demain. Où sont les Universités d'été destinées à la jeune génération qui doit, au fur et à mesure de l'affirmation de leur personnalité et de leur expérience, se préparer à prendre la relève des anciens. Pourquoi des symposiums, des séminaires, des journées d'études ne sont pas organisés à leur intention, pour les encourager à s'investir davantage dans la vie politique en vue de servir leur pays. Tout le monde y gagnera : le parti qui aura formé une pléiade de jeunes cadres qui seront chargés, ultérieurement et grâce à l'alternance, de l'application de ses programmes ; le pays aura de grands commis pour le servir et les intéressés verront un épanouissement certain de leur carrière. Est-il besoin de rappeler que la richesse de notre pays, sa principale richesse est son capital humain représenté essentiellement par sa jeunesse. Aussi il est de notre devoir de nous occuper davantage de ce potentiel extraordinaire que sont nos jeunes, toutes catégories confondues (même s'ils sont mécontents, insatisfaits, ouvriers, fonctionnaires, cadres, intellectuels ou au chômage) approuvant ou désavouant aujourd'hui le pouvoir en place, mais qui, demain, composeront les cadres dont le pays aura besoin et qui seront, après-demain, les responsables de l'Etat. Je crois que cela est dû au fait que nous n'avons pas encore cette culture, cette tradition de nous occuper sérieusement de notre jeunesse en établissant des programmes appropriés à chaque tranche d'âge ou à chaque niveau que ce soit au cours des vacances d'été, ou durant les week-ends, ou lors de séjours bloqués. Cela a été organisé, dans les années soixante, par l'Etat et pour une catégorie spéciale, lorsque la préparation militaire pour les classes terminales des lycées a été instaurée par Ahmed Mestiri, l'un des plus remarquables ministres de la Défense nationale que la Tunisie indépendante ait jamais eu. Malheureusement, elle n'a duré, pour des raisons budgétaires semble-t-il, que deux ou trois ans malgré ses excellents résultats. C'est dommage que cette expérience n'a pas été menée à son terme car elle aurait permis à notre pays d'avoir de remarquables commis de l'Etat. Cependant, je ne pourrai m'empêcher de rappeler, à toute la classe politique ainsi qu'aux pouvoirs publics que, comme nous devons faire face, simultanément, à plusieurs défis représentés par la lutte contre le chômage, la mobilisation permanente contre le terrorisme, la protection de nos frontières et la contrebande entre autres, l'intérêt national nous commande d'incorporer le maximum, pour ne pas dire tous les jeunes en âge d'accomplir le service national pour être en règle avec ce devoir. N'en seront exemptés que ceux non retenus pour inaptitude physique ou ceux reconnus soutiens de famille. Ainsi nous atteindrons, au moins, quatre objectifs à la fois : 1 -D'abord, il y aura autant de chômeurs en moins que de jeunes effectuant le service national, 2- Ensuite, la formation, dans sa globalité (patriotique, morale, civique, physique, professionnelle) sera bel et bien assurée, 3- Et puis, les unités de l'Armée auront assez de personnels leur permettant d'accomplir leurs missions (principales et secondaires) et nous n'en assumons dans les meilleures conditions d'efficacité (possibilités de poursuivre instruction et formation, relèves, manœuvres, congés, etc.), 4- Enfin, les jeunes recrues universitaires, compte tenu de leur niveau intellectuel, seront formées à l'Académie militaire comme officiers de réserve et auront la possibilité de devenir de brillants commis de l'Etat et certains, leur vocation aidant, formeront une brillante classe politique d'avenir. Une bonne partie d'entre eux pourra, au cours de sa période d'application, renforcer, selon la spécialité, les services publics des régions défavorisées. Bien sûr, les pourvoyeurs des finances trouveront la facture «un peu salée» mais le pays y gagnera en sécurité, en degré opérationnel et en développement humain et cela n'a pas de prix. Que ces propositions soient retenues ou non, il est, par contre, indispensable de respecter l'égalité devant le service national quitte à en revoir la durée et le mode d'application. Il est injuste que seule une partie du contingent effectue ce devoir national alors que la défense de la Tunisie incombe à tous les Tunisiens. D'autre part, il y a lieu de supprimer les affectations individuelles, ce système qui favorise les nantis. Pour que nos gouvernants soient bien édifiés sur la question, il est proposé de demander aux universitaires qui ont eu la chance d'accomplir le service militaire (médecins, ingénieurs, enseignants, etc.) et ceux qui ont été auditeurs à l'Institut de défense nationale ce qu'ils pensent du service national et de son utilité. En conclusion, le constat n'est pas brillant : notre Révolution n'a réalisé de ses objectifs que la liberté d'expression. Bien que cela soit très appréciable, il n'en demeure pas moins vrai que c'est bien insuffisant compte tenu des attentes de ceux qui l'ont faite, les jeunes, toutes catégories confondues. Par contre, bien de choses et d'événements négatifs ont eu lieu et la liste est longue pour les énumérer. Toutefois, je ne peux m'empêcher de rappeler ce qui suit : a- La vie est devenue excessivement chère pour le citoyen, même pour la classe moyenne, b- Nos villes et nos villages, jadis cités en exemple pour leur propreté, sont devenus terriblement sales et on ne comprend pas pourquoi les élections municipales n'ont pu être organisées pour élire les responsables locaux de nos cités, et que font les comités provisoires ? c- Notre pays a régressé dans plusieurs domaines : sans parler du chômage, notre économie est exsangue, notre monnaie est durement dépréciée et l'inflation est galopante, d- Aucune considération quant aux intérêts du pays puisque chacun fait ce qu'il veut à tel point que quelques centaines de personnes peuvent prendre en otage tout un pays. En effet, l'exemple des employés de la Stam du port de Radès en est la meilleure illustration : ils ont décidé, sans instructions de leur syndicat semble-t-il, d'une grève sauvage qui dura cinq jours sans tenir compte des conséquences désastreuses pour les entreprises qui font travailler des milliers de leurs semblables, en particulier, et pour l'économie du pays, en général. De ce fait, tous les efforts fournis pour une nouvelle image de la Tunisie dans le but d'attirer investisseurs et partenaires étrangers tombent, encore une fois, à l'eau et tant pis si nous perdrons des milliers d'emplois. Le rôle du syndicat a été défaillant. Ainsi, nous n'avons malheureusement pas retenu la leçon de l'arrêt des fournitures de phosphate aux usines ICM. e- L'ignoble assassinat du martyr Chokri Belaïd qui demeure encore une énigme, f- L'ignorance, par nos partenaires étrangers comme par nous-mêmes, des dates des prochaines élections conditionnant le retour de la confiance réciproque et la reprise normale de nos relations séculaires avec eux, g- De graves erreurs d'appréciation, d'analyse et de prises de position relatives à certains événements internationaux ont dégradé l'image de marque de notre pays, dénotant l'inexpérience de certains de nos responsables, h- Des signes et des déclarations inquiétants d'appropriation du pouvoir sont décelés ici et là, et cela n'est ni de bon augure, ni tranquillisant. Cependant, le résultat de toute cette situation nous incombe à nous tous et nous en assumons la responsabilité. Aussi, y a-t-il besoin de rappeler que les temps ont changé et que notre pays, comme la plupart des pays de la région, doit faire face à la plus importante menace de ces prochaines années, qui est celle de la nébuleuse terroriste, plus insidieuse que les anciennes menaces et plus dangereuses parce qu'invisibles et non déclarées. C'est pourquoi nous sommes appelés à réviser notre politique de défense et de sécurité en vue de fournir aux piliers de l'Etat et au ciment de son existence représentés par l'Armée et les Forces de sécurité intérieure et des Douanes, tous les moyens humains et logistiques que nécessitent ces nouvelles données. D'autre part, et tout en respectant et en renforçant la neutralité politique de nos Forces armées, son commandement doit être associé, comme dans toutes les démocraties, aux grands choix stratégiques, le temps de sa marginalisation étant révolu. La défense de la liberté et de la dignité mérite tous les sacrifices et notre armée doit être suffisamment forte pour être, non seulement dissuasive, mais encore capable de faire face à plusieurs défis à la fois. C'est le prix à payer pour que la Tunisie, qui a une histoire trois fois millénaire, continue à participer au maintien de la paix, de la sécurité et de la stabilité de notre région méditerranéenne, berceau de tant de civilisations qui ont marqué toute l'humanité et à retrouver la place qu'elle mérite dans le concert des nations libres et développées. Compte tenu de ce qui précède, il n'est pas difficile de constater que notre pays a manqué, malheureusement, à cette période cruciale de son histoire, de leader charismatique qui, grâce à ses dons naturels de meneur d'hommes, à son prestige, à son militantisme, à sa clairvoyance, à son expérience, à ses grandes qualités morales et intellectuelles, à son background politique, aurait pu piloter le navire «Tunisie» dans cette mer déchaînée et le ramener à bon port, en toute sécurité. Il aurait pu, aussi, grâce à la confiance et au soutien de tous ses matelots, préparer et conduire la prochaine campagne de pêche, une fois la tempête passée et le déchaînement des vagues apaisé. Je voudrais seulement dire à toute la classe politique qu'elle est responsable, devant le peuple et devant l'Histoire, de tout ce qui se passe dans notre pays et que la jeunesse qui s'est révoltée croyait à des lendemains meilleurs. Ceux-ci tardent à venir et attention aux déceptions et au retour de manivelle. D'autre part, ne touchons pas au modèle de vie des Tunisiens qui doit demeurer inaliénable. Bien que toute comparaison avec ce qui se passe en Egypte soit inappropriée, toute la classe politique est appelée à faire preuve de sagesse et doit rechercher le consensus indispensable qui est le seul capable de nous éviter tout genre de dérapage et de pertes de temps insupportables par le pays. Cependant, nous ne pouvons ignorer ces graves et regrettables événements qui se déroulent chez nos frères égyptiens qui peuvent faire imploser ce grand pays frère ou être la cause d'une guerre civile dévastatrice. Notre Assemblée nationale constituante a eu tout le temps qu'elle a voulu pour préparer la Constitution. Ce n'est pas maintenant que nous sommes près du but que nous allons remettre en cause tout ce qui a été fait, en espérant quand même que nous ne serons pas déçus. Mais cela nécessite, de la part de toute la classe politique, des organisations nationales et des associations de la société civile, de la sagesse, de la raison, de la clairvoyance, de la volonté, de la sincérité et de l'amour pour la patrie. Aussi évitons surtout d'appliquer la politique de l'autruche et soyons coopératifs pour le bien de notre grand peuple, celui qui a fait et qui peut toujours faire et refaire l'histoire. * (Ancien cadre supérieur, auditeur à l'Institut de défense nationale «3e promo»)