Un appel à ne pas se contenter du travail de l'historien qui peut se tromper, être manipulé ou même corrompu. Face à un public assez nombreux, Raja Farhat était sur scène samedi dernier, dans le cadre de la 49e édition du festival de Hammamet, pour le deuxième opus de son projet théâtral Bouguiba, dernière prison (II). Auteur, metteur en scène et interprète de la pièce, il nous a offert un moment agréable, ludique pour les jeunes, nostalgique pour les aînés. Une mise en scène minimaliste Imitant la marche du Leader, Farhat est apparu au milieu du public, tout de blanc vêtu, une chachia stambouli lui couvrant la tête. Il était accompagné de son médecin, une jeune femme assez discrète, portant sous le bras Les Prolégomènes (Al Moukaddima) de Ibn Khaldoun. Face à ce surgissement, animé par les paroles de « Ala khallidi », l'hymne national de l'époque (1958-1987), le public faisait soudain partie de la mise en scène : les drapeaux de la Tunisie s'agitaient, les uns chantonnaient, les autres poussaient des youyous, comme dans un vrai meeting de l'époque, avec le Zaîm (leader) Bourguiba. A cet instant, l'enceinte se transformait en scène et l'auditoire devenait à la fois spectateurs et personnages de Bourguiba, dernière prison (II). Cela tenait du théâtre participatif, celui où le public se fond dans la trame, participe à la fiction. Une preuve de la modernité du metteur en scène, Raja Farhat, qui jouait sans cesse sur l'univers représenté. Sommes-nous en présence de Bourguiba qui, sous le poids de l'âge, parcourt son histoire de manière décousue, associant anecdotes personnelles et événements des plus célèbres, événements d'actualité et d'autres historiques ? Etait-ce l'occasion pour Farhat de brouiller les frontières entre la personne et le grand homme que fut le Combattant suprême (Al moujahed al akbar), en étant installé dans ce fauteuil, éphémère par sa matière transparente (l'unique décor de la pièce, avec la chaise du médecin, le drapeau de la Tunisie et une petite table) ? En reprenant les expressions les plus connues de Bourguiba, ses attitudes, son rire et le volume fluctuant de sa voix surprenante, Raja Farhat met en exergue tout l'intérêt du texte, écrit avec beaucoup de soin et de subtilité, ainsi que ses réelles capacités de comédien - imitateur. Il est aisé, ici, de constater combien il est transcendé par la personnalité du président Habib Bourguiba. Aussi, se demande-t-on où s'arrête Bourguiba et où recommence Farhat. Les frontières sont, par moments, totalement floues, même si l'on est toujours dans le drôle, peut-être même la dérision qu'on qualifierait volontiers de fine, tant cela n'altère en rien le propos. Entre nostalgie et historicité Bien que Farhat incarne le bâtisseur de la Tunisie moderne avec une grande fidélité, il réussit à créer une sorte de discernement qui fait que le comédien s'impose et séduise le public. A Hammamet, ses propos, son allure et l'enchaînement de son discours étaient en euphonie avec les souvenirs d'une bonne partie des spectateurs. Comme une berceuse, il parlait si bien Histoire, qu'il provoquait un foisonnement fou d'images. Plus que de la nostalgie, cela éveillait parfois un patriotisme bien enfoui, matérialisé par des applaudissements vifs et des commentaires émotifs. Quant aux jeunes présents, qui ne connaissent pas vraiment Bourguiba et qui le découvraient à travers Farhat, la pièce est une invitation à s'intéresser à l'histoire de la Tunisie, à consulter ses auteurs. Bourguiba, dernière prison (II) puise vraisemblablement ses sources dans une documentation aussi riche que diversifiée. Remarquable est cette minutie qui amène parfois l'artiste à évoquer un événement très précis (les inondations de 1969, la menace terroriste de 1980 à Gafsa...). Tout aussi perspicace est ce va-et-vient entre une histoire locale, focalisée sur Bir el Bey ou encore sur Jalta, puis sa contextualisation dans une histoire plus générale, propre au monde arabe, aux pays colonisateurs ou aux Etats-Unis... Il est aisé d'y voir un appel à la rétrovision : à voir dans le passé, à détecter dans l'histoire qu'on nous raconte ou enseigne, les « oublis » et les travers, pour mieux concevoir le présent et l'avenir. Il est même possible de voir en cette pièce de théâtre un appel à ne pas se contenter du travail de l'historien qui peut se tromper, être manipulé ou même corrompu.