Par Abdelhamid GMATI La scène publique tunisienne se caractérise depuis plus de deux ans par un usage inusité de la liberté d'expression. Mais paradoxalement, on cherchera en vain un véritable débat sur les questions fondamentales concernant le pays. On palabre, on palabre mais on ne dit rien d'utile. La classe politique verse dans l'invective. Il suffit qu'une personne, au pouvoir ou dans l'opposition, donne une opinion, fasse une déclaration, critique ou propose pour qu'une pluie d'invectives tombe sur lui. Et dans cet exercice, les gouvernants remportent la palme. Q'un parti révèle son programme, il est immédiatement décrié et accusé de calquer le programme de feu le PSD. Des personnalités font des propositions, des critiques ou de simples remarques et elles sont immédiatement taxées d'appartenir à l'ancien régime (Azlem). Les forces de l'ordre font la chasse aux terroristes ? Elles sont dénoncées comme des « toughats », des tortionnaires, des mercenaires. Des manifestations populaires, des sit-in, des protestations ont lieu ? On hurle au complot. L'opposition souligne l'illégitimité de l'ANC et exige la démission du gouvernement qui en est issu ? On crie au « coup d'Etat ». Le Dialogue national, supposé permettre une sortie de crise, se trouve bloqué ? Tous les participants se renvoient la balle et imputent le blocage aux autres. Et même au sein de l'ANC : il suffit qu'un député pointe du doigt un comportement, un projet de loi et il est immédiatement « lynché » par ses pairs. Et les meilleurs boucs émissaires sont les médias traités régulièrement de « médias de la honte ». Dernier acte : la vice-présidente de la Constituante s'en est pris à l'un de nos collègues pour un dessin humoristique qui ne la concernait même pas. Bref, on n'entend que des indignations, des protestations, des dénonciations, voire des insultes et des diffamations. A notre tour de lancer des cris d'orfraie. – A l'attention de nos députés. Vous avez, certes, été élus mais pour une période bien précise et pour une tâche bien définie: une année pour proposer une nouvelle Constitution. L'élection vous a dotés de droits mais pas de tous les droits. De quel droit négligez-vous la Constitution pour vous transformer en un véritable parlement, légiférant comme bon vous semble et votant des lois pour le moins contestables ? De quel droit vous octroyez-vous des primes et des avantages démesurés ? De quel droit voulez-vous faire de la femme un simple « complément de l'homme » ? De quel droit décrétez-vous que cette Constituante est « maîtresse d'elle-même » ? De quel droit avez-vous amendé votre règlement intérieur puis de tergiverser pour annuler les amendements ? De quel droit refusez-vous le Dialogue national et, du même coup, le consensus exigé par tous ? Vous avez plutôt un devoir : celui de rédiger une loi fondamentale. – A l'attention du président provisoire de la République. Vous n'avez pas été élu par le peuple à ce poste : vous étiez un simple député et désigné à cette haute fonction par le jeu de la coalition à l'ANC. Les pouvoirs que vos partenaires de la Troïka vous ont octroyés sont très limités. De quel droit rompez-vous nos relations diplomatiques avec la Syrie et perturbez-vous nos relations amicales avec d'autres pays, comme l'Egypte, en vous immisçant dans leurs affaires intérieures ? Dans quel but, vous êtes-vous transformé en « pigeon voyageur », visitant en deux ans beaucoup plus de pays que ne l'a fait votre prédécesseur en 23 ans ? Vous avez le devoir de préserver et de consolider l'unité nationale. Vous êtes censé être le président de tous les Tunisiens. Alors vous faîtes-vous le chantre des partis au pouvoir et pourquoi menacez-vous les opposants et contribuez-vous ainsi à la désunion ? De quel droit recevez-vous en grande pompe des prédicateurs étrangers venus mettre en cause nos acquis, ainsi que des terroristes et des salafistes extrémistes notoires ? De quel droit videz-vous les prisons en octroyant la grâce à des terroristes, des bandits, tous condamnés pour des faits avérés, contribuant ainsi à la recrudescence de la criminalité, aux actes de violence ? De quel droit bénéficiez vous d'un salaire et d'avantages exorbitants dans un pays économiquement et financièrement mal en point ? Et puis s'il vous plaît: honorez comme il convient nos fêtes nationales, ne serait-ce qu'en hommage à ceux qui ont écrit notre histoire, souvent en payant le prix du sang. – A l'attention des membres du gouvernement. Vous avez été choisis par la Troïka à l'ANC mais vous êtes censés œuvrer pour tous les Tunisiens ; de plus vous n'êtes là que pour expédier les affaires courantes en attendant la Constitution et les législatives. De quel droit vous conduisez-vous comme un gouvernement de pleins pouvoirs et prenez-vous des décisions qui engagent l'avenir du pays ? Vous êtes provisoires mais vous agissez comme si vous étiez là à perpétuité ? Votre Premier s'est engagé par écrit à démissionner après 4 semaines mais vous n'en avez cure ? De quel droit, multipliez-vous les nominations partisanes dans tous les secteurs du pays, handicapant ainsi l'administration et l'économie nationale ? De quel droit abusez-vous des pouvoirs qui vous sont conférés, en plaçant vos amis, vos parents et vos partisans à la tête de toutes les institutions ? De quel droit voulez-vous empêcher l'indépendance de la Justice ? De quel droit voulez-vous museler et contrôler la liberté de presse par vos nominations unilatérales de dirigeants des médias publics? De quel droit permettez-vous qu'on harcèle, qu'on intimide et qu'on jette en prison les journalistes et les artistes ? De quel droit voulez-vous transformer notre système éducatif en permettant entre autres que nos enfants subissent un lavage de cerveau ? De quel droit permettez-vous que des drapeaux étrangers viennent faire concurrence à notre drapeau national ? De quel droit permettez-vous qu'on transforme nos mosquées, traditionnellement des lieux de culte, en des lieux de propagande wahhabite, de haine et d'appels à la violence et au meurtre ? De quel droit voulez-vous transformer notre société tunisienne, notre personnalité, et l'avenir de nos enfants ? De quel droit intimidez-vous nos hommes d'affaires et voulez-vous brader nos entreprises nationales ? – A l'opposition. De quel droit avez-vous accepté que l'ANC se transforme en parlement ? De quel droit vous êtes-vous érigés en opposants alors qu'il aurait fallu imposer le consensus pour rédiger la Constitution et rien que la Constitution ? De quel droit vous pliez-vous au jeu des gens au pouvoir qui veulent y perdurer et acceptez-vous les fausses promesses, les volte- face, les engagements sans lendemain ? En faisant cela, vous vous rendez complices de la situation peu enviable du pays et participez à l'émergence d'une nouvelle dictature. A tous. Qu'avez-vous à votre actif ? A quelques exceptions près, aucune sorte d'expérience sauf pour la plupart celle des geôles où l'on n'apprend rien de bon. Alors s'il vous plaît : portez haut nos couleurs, notre Histoire, et veillez à la bonne santé de nos enfants, de notre justice, de notre société, de nos valeurs, de notre identité et contribuez efficacement à instaurer la démocratie dans un pays où il fait bon vivre et ouvert à tous. Espérons qu'on tiendra compte de ces cris d'orfraie sans que leur auteur n'ait à subir, comme d'autres, les foudres de guerre.