Les nominations partisanes cherchent à avancer dans les postes clés de l'échiquier électoral des pions gagnants. Partiale et instrumentalisée pour servir un parti, l'administration se transforme en une machine infernale pouvant semer doute et discorde au cours du prochain scrutin. Est-ce le retour des vieux démons ? Le décret signé par le chef du gouvernement, Ali Laârayedh, le 31 octobre dernier avait fait le tour des réseaux sociaux, provoquant l'hilarité des uns, l'étonnement, l'inquiétude et la suspicion des autres. Il annonçait la composition de la délégation spéciale de la commune de Goubellat. Président : Aroussi Riahi. Membres : Noureddine Riahi, Fethi Riahi, Mohsen Riahi, Jamel Ben Belaid Riahi, Ridha Riahi et Jamel Ben Arfa Riahi ! Une famille entière à la tête d'une municipalité, dont l'un des membres est un proche du mouvement Ennahdha. « Désormais, Goubellat devrait se nommer ...Riahi Ville !», lançait, mi-figue mi-raisin, un internaute. Le 19 novembre dernier, Selma Mabrouk, députée d'Al Massar à l'ANC, avait dénoncé sur sa page Facebook le coup de force d'Ennahda, qui a imposé par la force des partisans de la Troïka dans les quatre conseils municipaux du gouvernorat de Ben Arous, à Hammam-Lif, Hammam-Chott, Mornag et Ezzahra. Dans son témoignage, l'élue du peuple expliquait : « Au prix de longues semaines de négociation avec les élus de la Troïka et les représentants de la société civile, les députés démocrates du gouvernorat avaient arraché une composition équilibrée des conseils municipaux assurant un tiers pour la Troïka, un tiers pour les démocrates et un tiers pour la société civile. Avant notre retrait le 25 juillet dernier, Salma Baccar, Khemaïes Ksila, Maya Jeribi et moi-même avons été « surpris » de voir que la liste des membres présentée par le chef du gouvernement était complètement différente de celle agréée par les constituants. Nous avons donc refusé de parapher cette liste, ce qui a bloqué la procédure. Le président de l'Assemblée a quand même transmis ce document litigieux au chef du gouvernement qui l'a adopté. Nous avons déposé alors une plainte à ce propos, à l'instar des élus de Sfax qui ont rencontré le même problème. La semaine dernière, la passation entre les anciens et les nouveaux conseils municipaux s'est faite grâce à un « passage en force » du gouverneur. Ces manœuvres visent à installer dans les municipalités des gens partisans en vue de s'assurer les élections municipales prochaines, et ce, par n'importe quel moyen, y compris en enfreignant l'organisation des pouvoirs publics provisoires ». La machine de Ben Ali se réveille... Au-delà de l'arbre que constituent les recrutements — enjeux de polémique—, comme ceux d'Oussama Ellouze à la Cnrps, de Hamza Hamza à l'Oaca (finalement écarté à la suite d'un mouvement de protestation des cadres de l'office) et des reconstitutions de carrières, au parfum de favoritisme d'amnistiés notoires, les élus Ferjani Doghman et Sahbi Atig et les ministres Mohamed Ben Salem et Moncef Ben Salem, respectivement chargés des portefeuilles de l'Agriculture et de l'Enseignement supérieur, se cache une forêt de nominations à l'intérieur du pays. Les découpages sectoriels et géographiques de l'échantillonnage de l'Union tunisienne du service public et de la neutralité administrative, un véritable observatoire de l'évolution du paysage de l'appareil administratif, révèlent que les nominations partisanes couvrent également les départements régionaux des ministères de l'Agriculture, de l'Education, de l'Enseignement supérieur, du Transport, de la Santé, de l'Intérieur, de la Justice, du Commerce et de l'Artisanat... Le mouvement se poursuit dans les établissements publics, les lycées, les hôpitaux, dans les gouvernorats, les collectivités locales, les délégations, les imadats... Et plus loin encore, comme l'affirme Hamed Ibrahim, SG du Syndicat de base des agents du ministère des Affaires étrangères, dans les circonscriptions électorales à l'étranger : essentiellement en France, en Libye, en Arabie Saoudite, où des dirigeants du mouvement Ennahdha se partagent ambassades et consulats stratégiques dans l'objectif de cibler un large vivier d'électeurs potentiels. D'autre part et paradoxalement aux autres ministères, celui des Affaires étrangères tourne à mi-régime parce que les autorités ne trouvent pas dans leurs fonds des cadres « dignes de confiance », des diplomates susceptibles d'être chargés de certains portefeuilles comme celui de directeur général des Affaires arabes et islamiques, de directeur général Afrique, de directeur du Moyen-Orient ou encore de directeur de l'Information. Visiblement le parti au pouvoir, parallèlement au démembrement de l'administration désormais démunie de sa neutralité originelle (Voir la première partie de notre enquête parue dans l'édition d'hier) et le recrutement anarchique de milliers d'agents dans différents grades de la fonction publique, formant ainsi un vivier d'électeurs redevables au pouvoir de leur emploi, est en train de placer ses pions sur le territoire de l'échiquier électoral. Dans les secteurs clés de la logistique électorale : les médias, la justice, les statistiques, la sécurité, les gouvernorats, les municipalités...A la manière du régime déchu. La machine électorale de Ben Ali, basée sur le quadrillage territorial, se réveille après deux années d'hibernation ! «Dans ces conditions, l'Isie ne sera pas indépendante » Yamina Zoghlami, députée d'Ennahdha à l'Assemblée constituante, ne partage pas cette hypothèse que défendent pourtant plusieurs dirigeants politiques de l'opposition. Elle est catégorique : « C'est l'Isie qui sera le vrai garant de la neutralité et de la transparence des prochaines élections. L'Isie que certains empêchent, par tous les moyens, de voir le jour», regrette-t-elle. L'Association tunisienne pour l'intégrité et la démocratie des élections (Atide) s'est spécialisée, depuis sa création en mars 2011, dans l'observation des processus électoraux. Son président, Moez Bouraoui, affirme : «Ça y est, la campagne bat son plein ! Nous avons sondé dans les propos captés sur les plateaux de radio et de télévision un discours électoraliste, empreint de propagande et de discrètes promesses». Pour cet universitaire, militant engagé de la société civile, l'intégrité des élections, qui puise son essence dans des standards éthiques difficiles à quantifier, représentera le plus grand enjeu du prochain scrutin. «Une Isie qui évolue dans une ambiance où la neutralité fait défaut ne pourra être ni indépendante ni libre !», réplique-t-il. Le président d'Atide reconstruit le puzzle de la logistique électorale : «Qui est responsable de l'emplacement des listes et des affiches électorales dans l'espace public ? Les délégations spéciales ? Lorsqu'elles fonctionnent selon des références partisanes, elles vont privilégier le parti dont elles sont proches. Et les départements ministériels ? Qui nous garantit que l'immense parc national des voitures du ministère de l'Agriculture, par exemple, ne sera pas mis à la disposition de la campagne ? Et les médias ? Une télé diffusant à partir de Londres, Al Mustakkelah de Hachmi Hamdi, a déjà contribué à faire la notoriété d'un illustre inconnu et de son parti, lors des élections du 23 octobre 2011. Ne parlons pas de la justice, l'ultime recours de toutes les infractions en matière de financement des partis et de dépassements divers concernant la validité des listes, le silence électoral, la transparence du vote. Lorsqu'on ajoute à tout cela la dégradation du statut du président de l'Isie, bénéficiant auparavant d'un rang de ministre et ne récupérant aujourd'hui que son salaire, nous pouvons avoir de sérieux motifs d'inquiétude. Le président perd ainsi un pouvoir qu'il avait sur l'administration en général». Touche pas à mes recrues ! A probablement pesé de tout son poids le projet de remise en question des nominations partisanes en relation avec la machine électorale dans l'échec du consens autour du nouveau chef de gouvernement qui assurera la troisième phase transitoire jusqu'au prochain scrutin. La partie de la Troïka présente au cours des négociations dirigées par le Quartet initiateur du Dialogue national a dû élire, parmi les paramètres de choix de son candidat, la garantie de garder ses heureuses recrues de la fonction publique. Les nominations sont devenues un véritable enjeu politique et un motif de crispation et de blocage de l'échange et de la communication entre les partis. Quelque part, la crise actuelle puise ses sources dans le nouveau paysage de l'administration tunisienne. Les nominations sont-elles irréversibles ? «Non», répond le juge Ahmed Souab, du tribunal administratif. Il ajoute : « Le recours peut prendre deux formes. A côté des moyens syndicaux, les gens peuvent se diriger vers le Tribunal administratif, qui a toujours été indépendant des politiques depuis Bourguiba en passant par Ben Ali jusqu'au jour d'aujourd'hui. Yamina Zoghlami dit ne pas être contre la révision par le prochain cabinet gouvernemental des nominations effectuées sous Ennahdha, à condition de remonter toute la chaîne jusqu'à l'époque de Mohamed Ghannouchi et de Béji Caïd Essebsi. Ailleurs, en France et en Grande-Bretagne notamment, le secteur public constitue un fondement de la cohésion sociale. Jusqu'à quand le nôtre sèmera-t-il discorde et suspicion parmi les Tunisiens ?