Un des points de discorde entre la Troïka au pouvoir, plus précisément Ennahdha, d'un côté, et les autres partis de l'opposition et l'opinion publique, de l'autre, demeure cette question des nominations aux postes clés de responsabilité et de décision. Pas moins de 13 gouverneurs remplacés, des dizaines de délégués désignés, des dizaines de directeurs généraux et de PDG nommés dans les administrations centrales et les entreprises publiques, sans oublier les conseils municipaux qui ont été remplacés en douce et sans tapage par des délégations spéciales dont les présidents et les membres sont des proches d'Ennahdha. Le tout sans la moindre indication officielle ni sur le motif de ces décisions ni sur l'appartenance politique de ces nouveaux responsables. Ni biographie, ni carrière académique ou professionnelle. Voyons les choses de plus près et commençons par le commencement ; cela a démarré le jour de l'annonce, non officielle encore, de la victoire d'Ennahdha avec la désignation de Hamadi Jebali en tant que candidat au poste de chef du gouvernement. Le ton était donné quant à la nature de la composition du cabinet de cette deuxième période transitoire. La désignation de M. Jebali a pris de court l'opinion publique dans le sens où tout le long de la campagne électorale, elle croyait que cette étape était constitutive et que les futurs élus allaient se consacrer, juste, à la rédaction de la nouvelle constitution, l'élaboration de la loi électorale et le choix du système politique ainsi qu'un droit de contrôle et de supervision de l'action gouvernementale. Du coup, la machine s'est mise en branle, lentement mais sûrement, pour aboutir, deux mois après, à une formation composée des membres des partis d'Ennahdha, du CPR et d'Ettakatol et, outrageusement, dominée par le parti islamiste qui a raflé les portefeuilles les plus importants dont notamment tous ceux de souveraineté. Ainsi, tout le monde a compris que la répartition des tâches s'est faite et se fera selon les couleurs, les liens de parenté et autres allégeances et non selon la valeur intrinsèque et les compétences reconnues. Autrement dit, le peuple, qui a élu une constituante pour une mission bien déterminée, se retrouve gouverné par un cabinet qui s'est affublé des qualificatifs redondants de « légitime » et de « révolutionnaire », et qui se considère comme ayant les coudées franches et carte blanche pour décider de l'avenir et du peuple et du pays. Pourtant, ce peuple croyait à une vraie nouvelle phase transitoire avec un gouvernement compétent composé de grands technocrates et de hauts commis de l'Etat pour gérer les affaires courantes et sortir le pays du marasme socio-économique dans lequel il se débattait et se débat encore. Conséquence logique et poursuivant sur leur lancée de partage du gâteau, la Troïka, plus particulièrement, Ennahdha (il n'en reste plus que les ombres du CPR et d'Ettakatol), continue à quadriller, voire verrouiller le pays par des nominations partisanes sans motif ni critère. Or, la plupart du temps, quand une investigation possible est faite ou qu'une fuite s'opère à propos d'un nouveau nommé, on s'aperçoit qu'il s'agit d'un militant, partisan ou sympathisant d'Ennahdha. En tout cas, les officiels du gouvernement ou des membres influents du parti islamiste à la Constituante n'ont jamais nié ces faits. Au contraire, à chaque fois, ils persistent et indiquent qu'il est tout à fait normal que le chef de gouvernement et les ministres nomment les personnes en qui ils ont confiance. Il est donc clair que le malentendu – involontaire ou voulu – trouve ses origines dans un mauvais départ effectué sur la base d'une répartition des tâches selon les résultats des élections oubliant que ce scrutin s'est déroulé dans des conditions très particulières, que les scores obtenus sont à relativiser et oubliant, surtout, que la plupart des élus l'ont été grâce au système électoral basé sur les « restes, ce qui a permis à certains constituants de se trouver au sein de l'ANC avec, parfois 3 ou 4 mille voix seulement. Et dire qu'ils se pavanent et affirment qu'ils sont légitimes et qu'ils sont les élus du peuple ! Pour revenir à ces désignations et nominations à des postes névralgiques, il va de soi qu'elles sont dictées par des considérations et des enjeux de taille, en l'occurrence le prochain scrutin électoral qui sera définitif. En effet, en ayant la mainmise sur les rouages administratifs les plus en contact avec les mécanismes électoraux, on s'approprie des atouts indéniables de réussite. Si l'on y ajoute que le parti de Cheikh Rached Ghannouchi dispose de bureaux de représentations partout dans le pays, même dans les coins les plus reculés, on comprend mieux le forcing entrepris par ce parti pour remporter la prochaine manche décisive. De là à dire que les donnes sont faussées et que la partie s'annonce déséquilibrée dès le départ, à l'instar de ce qui se passait lors de l'époque du RCD, il n'y a qu'un pas que certains n'ont pas hésité à franchir. En tout cas, on est loin, très loin, du climat politique et de la neutralité administrative d'avant les élections du 23 octobre 2011. Au moins, le gouvernement de Béji Caïd Essebsi, jouait le jeu démocratique et impartial à fond. Aucun membre du gouvernement de BCE n'était concerné par le scrutin. Aucun membre n'était impliqué ou partisan déclaré d'un quelconque parti en lice pour les élections. On se rappelle que lorsque Yassine Ibrahim était devenu assez partisan, il a été acculé à démissionner. Des personnalités, à la compétence et à la réputation et au rayonnement internationaux, qui acceptent de gérer un pays dans une période de chaos sans attendre la moindre récompense, sauf celle d'avoir réussi à mener la Tunisie à de premières élections démocratiques et transparentes, il fallait vraiment le faire ! Et dire qu'au sein du gouvernement actuel, la plupart des ministres continuent à avoir une double, voire une triple, casquette sans parler de ceux qui nous font retourner à la notion anachronique du parti-Etat sans y trouver le moindre préjudice pour la notion de l'Etat de droit et des institutions. Mohamed Abbou, ministre de la Réforme administrative, secrétaire général du CPT et membre de l'ANC, dira, dans cet ordre d'idées : « Jugez-moi après coup » avant de dire qu'après tout, « nous sommes en train d'appliquer les lois existantes, même si elles datent de l'ancienne époque ». En plus clair : oui aux lois de Ben Ali tant qu'elles arrangent ceux qui les appliquent. Une approche ou plutôt une mentalité qui donne froid au dos nous laissant plus qu'inquiets quant à la prochaine étape et, par voie de conséquence, pour tout l'avenir de la Tunisie.