Par Ezzeddine ZAYANI (*) Parmi les conséquences de la révolution tunisienne du 14 janvier 2011, la disparition d'un certain nombre de tabous relatifs à l'exercice du pouvoir, telles les activités du ministère des Affaires étrangères, demeurées jusque-là l'apanage de la présidence de la République et du ministre en charge du département. Aujourd'hui, tout le monde en parle et discute même dans les détails de ce que fait ce ministère de souveraineté, jadis chasse gardée des grands décideurs du pays. Les Tunisiens ont pris un malin plaisir de suivre de près ce qui se passe à l'intérieur de l'imposante bâtisse située dans le quartier du Nord-Hilton. Les Tunisiens n'hésitent pas à critiquer quelques décisions diplomatiques telles la rupture des relations avec la Syrie de Bachar Al-Assad, des nominations à la tête de quelques postes, surtout consulaires, comme la vague actuelle de contestation à l'encontre du consul général de Tunisie à Paris. A ce jour, cinq ministres se sont relayés à la tête du ministère des Affaires étrangères depuis janvier 2011 pour des périodes courtes. Toutefois, le passage «remarqué» ou controversé de M. Rafik Abdessalam, gendre de Ghannouchi, et ses propos malheureux ainsi que sa gestion très discutable du département, ont placé les Affaires étrangères tunisiennes dans la ligne de mire d'un large public tunisien qui a fini par avoir droit à la première grève du personnel du ministère depuis l'indépendance du pays. Un lourd héritage à gérer La récente nomination de M. Mongi Hamdi à la tête du ministère des Affaires étrangères, dans le cadre du gouvernement de compétences sous la direction de M. Mehdi Jomâa, a certes déclenché l'onde de choc tant attendue pour rompre l'état de léthargie et d'inertie dans lequel a sombré le ministère, mais elle a aussi mis au grand jour les maux inextricables qui rongent à petit feu un département qui fut un fleuron de la République durant plusieurs décennies. En effet, le marasme a atteint un point culminant avec un amas de dossiers non traités ou restés en suspens, particulièrement ceux relatifs à la régularisation de la situation administrative d'un nombre important parmi le personnel diplomatique et administratif, l'accession aux grades supérieurs, les nominations aux emplois fonctionnels et de responsabilité au sein du département ainsi que les affectations et les nominations à l'étranger, sans oublier le fameux statut qui tarde à voir le jour. Le passage de Rafik Abdessalam a certes permis une réévaluation conséquente des traitements à l'étranger qui avaient été figés durant des années, rendant la vie de nombreux diplomates tunisiens exerçant à l'étranger très pénible, voire intenable. Nonobstant cette louable décision de réévaluation des salaires, Rafik Abdessalam et l'équipe qui avait travaillé avec lui avaient noyauté le ministère des Affaires étrangères, exacerbé le clientélisme en favorisant les pro-Ennahdha et les pro-Troïka et tous ceux qui avaient tourné casaque pour les besoins de la cause, au détriment de ceux qui avaient défendu bec et ongles la neutralité du service public. Il faut reconnaître que le syndicat de base du ministère a su manœuvrer d'une manière habile pour éviter au département de sombrer dans les querelles de personnes et surtout dans un corporatisme préjudiciable au noble métier de diplomate. Aussi curieux que cela puisse paraître, c'est pendant le passage du successeur de Rafik Abdessalam, un diplomate de carrière, quelqu'un de l'intérieur, M. Othman Jerandi que le marasme a atteint paradoxalement un point culminant. La confrontation a été évitée de justesse. M. Jerandi n'avait, apparemment, qu'une marge de manœuvre extrêmement étroite et subissait une pression permanente de la part de la Troïka. C'est cette situation peu enviable que M. Mongi Hamdi a héritée un 29 janvier 2014, jour de sa nomination à la tête du ministère des Affaires étrangères, à laquelle il faudra rajouter un élément assez grave, celui de la léthargie totale au niveau du fonctionnement due à un double facteur, exogène, du fait de l'absence de la Tunisie sur la scène internationale et les déclarations intempestives de quelques hauts responsables, et endogène, du fait de la nonchalance et le peu d'enthousiasme d'un grand nombre de personnel peu motivé et non encadré. En effet, sur 7 directions générales sur lesquelles reposent les activités du département, 5 sont demeurées pendant plusieurs mois sans titulaires. Pendant ce temps, des compétences du ministère, des ambassadeurs, surtout rappelés d'une manière arbitraire et souvent victimes d'un règlement de comptes intra-muros, recevaient leur traitement, mais étaient priés de rester chez eux pour des motifs non encore élucidés. Le cabinet du ministre louvoie et rechigne à répondre aux questions du Tribunal administratif saisi par ces ambassadeurs et les personnes évincées et lésées dans leur carrière. C'est une première dans les annales des Affaires étrangères. Que peut faire le ministre Mongi Hamdi ? Animé d'une bonne volonté, le nouveau ministre des Affaires étrangères a rapidement compris les enjeux, rassuré un personnel qui doute et a pris quelques mesures qui s'imposent. Avec un geste courageux, il a réhabilité quelques compétences, pourvu des postes vacants et donné un élan salvateur à un département en détresse. Toutefois, la petite Constitution, toujours en vigueur et qui délimite le champ d'action du chef du gouvernement et de celui du président provisoire, notamment le volet des relations extérieures de la Tunisie et les prérogatives du président provisoire, semble de plus en plus rappeler à l'ordre le ministre des Affaires étrangères, particulièrement avec un blocage opéré au niveau des nominations et d'autres initiatives. En effet, les décrets de nominations n'ont pas été publiés à ce jour au Jort. Les mauvaises langues imputent cela à un refus déguisé du président provisoire d'entériner quelques nominations. Vrai ou faux, peu importe, les conséquences d'un tel tiraillement se font de plus en plus sentir avec acuité. Le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères et les directeurs généraux n'ont toujours pas le droit de signer les correspondances officielles. Le blocage est évident. Par ailleurs, le ministère des Affaires étrangères s'apprête, comme de coutume en cette période de l'année, à finaliser les listes des affectations dans les postes diplomatiques et consulaires ainsi que la liste des chefs de postes rentrants et sortants. A l'allure où vont les choses, la finalisation risque de prendre beaucoup de temps. Que peut faire le ministre Mongi Hamdi face à cette inextricable situation ? Et pour être exhaustif et sans rien cacher, un élément majeur risque d'impacter, à partir de cette année, les nominations au niveau des chefs de postes, surtout les postes-clés pour la diplomatie tunisienne et qui nécessitent une certaine expérience, il s'agit de l'absence d'une relève douce qui aurait dû être opérée depuis déjà quelques années, pour pallier le départ d'un nombre plus ou moins important de diplomates à la retraite à 60 ans. C'est un véritable dilemme qui se pose et c'est la quadrature du cercle à laquelle le ministre Mongi Hamdi devra faire face. Pourtant, ce monsieur, affable et bien expérimenté, n'a pas épargné ses efforts pour tenter de décanter une situation complexe caractérisée par des pressions internes incessantes, un conflit de compétences et des développements rapides sur la scène internationale. – Sur le plan interne, le ministre a créé deux commissions, une pour examiner les dossiers de personnes éligibles à l'affectation et arrêter une liste dans une totale transparence puisque toutes les composantes du corps sont représentées, et une autre commission pour établir une liste des personnes ayants droit et répondant aux critères pour concourir aux différents grades, particulièrement les critères des diplômes universitaires mis curieusement en sourdine par Rafik Abdessalam. – Sur le plan externe, le ministre Mongi Hamdi est en train de jeter les bases pour un retour par la grande porte à une diplomatie tunisienne en perte de vitesse. Le ministre a fait un geste hautement diplomatique à mon sens en allant recevoir à l'aéroport l'ambassadeur des Emirats Arabes Unis de retour en Tunisie. L'initiative du ministre est très ciblée car les Emirats sont très attentifs à ce genre de geste et l'apprécient à sa juste valeur. Par ailleurs, M. Mongi Hamdi aurait dû effectuer seul, en précurseur, un voyage dans les pays du Golfe pour évaluer l'opportunité d'une visite de M. le chef du gouvernement. D'habitude, c'est ainsi que les choses se passent. La Tunisie entame lentement son retour et est en train de reprendre sa place sur l'échiquier mondial après des mois d'absence. L'actuel ministre en charge des Affaires étrangères est animé d'une bonne volonté. Il a juste besoin qu'on le laisse travailler sans interférer dans son champ d'action. Il a besoin d'avoir les coudées franches pour pouvoir mener à terme son action. Par ailleurs, M. Mongi Hamdi ne doit pas sous-estimer quelques dossiers tel le dossier africain car nos frères et amis du continent noir nous reprochent de leur avoir tourné le dos. L'Afrique est l'avenir de la Tunisie. Préparons bien nos dossiers, ceux des candidatures, du renforcement de la présence des organisations internationales et régionales en Tunisie, révisons d'une manière dépassionnée nos relations avec l'Egypte et la Syrie. Cela étant dit, force est de constater que la politique extérieure de la Tunisie, qui a besoin d'une révision à plusieurs niveaux, ne peut pas supporter un bicéphalisme nuisible à ses ambitions et à la représentation du pays. La diplomatie, c'est aussi un ou plusieurs gestes à prendre au bon moment. A titre d'exemple, le rappel de l'ambassadeur de Tunisie à Ryadh, qui aurait dû avoir lieu quelques jours avant la visite de M. Mehdi Jomâa, aurait contribué à favoriser une meilleure entente avec l'Arabie Saoudite. En définitive, c'est un appel qu'il faut lancer surtout à l'ancienne Troïka de lever la main et de laisser le ministère des Affaires étrangères sauver ce qui reste à sauver d'une diplomatie tunisienne prise à partie par des partis politiques qui cherchent à rééditer la politique du président déchu. La Tunisie a une vieille tradition diplomatique, laissons le ministre Mongi Hamdi la revigorer. Il en a la volonté et les moyens pour le faire. (*) Ancien ambassadeur