La surexploitation des ressources et les changements menacent la biodiversité marine de la Méditerranée où certaines espèces autochtones diminuent ou disparaissent au profit d'autres à faible valeur marchande On aura tout vu et tout lu d'étrange et d'inhabituel dans les médias ! La Méditerranée semble donner des signaux significatifs reflétant les mutations biologiques touchant aussi bien sa faune que sa flore. Il y a, à peine, quelques semaines, les Tunisiens ont été surpris par l'échouage d'une baleine sur l'une des plages de Bizerte, puis d'une autre à Sidi Bou Saïd. Les côtes bizertines ont connu, de surcroît, l'échouage précoce d'une multitude d'animaux gélatineux (méduses), alors qu'un tel phénomène aurait pu passer pour anodin s'il s'était produit en fin d'été. Parallèlement, d'innombrables mulets (poisson autochtone, fort prisé dans la gastronomie tunisienne et méditerranéenne d'une manière générale) ont été découverts morts sur les plages de Slimane, alors qu'une espèce intruse et toxique, le poisson lapin, appelé également poisson ballon, marque sa présence sur les étals des poissonniers. Ces différents signaux renvoient à des changements au niveau de la biodiversité marine, engendrés par moult facteurs. Selon M. Mohamed Nejmeddine Bradaï, directeur de recherche et du laboratoire de biodiversité et de technologie à l'Institut national des technologies et des sciences maritimes, la biodiversité se caractérise par un cycle perpétuel de pertes et de recréation, garanti suivant des conditions environnementales favorables à ces deux revers. Cependant, depuis quelques décennies, des menaces d'extinction touchant pas moins de 10% des espèces végétales dans les zones modérées et 11% des oiseaux ébranlent ainsi ledit cycle. Espèces en provenance du canal de Suez La diminution notable de la biodiversité revient à de multiples facteurs dont le réchauffement planétaire (ou l'effet de serre), la surexploitation des ressources biologiques, les activités maritimes et les actions d'aménagement du littoral aux répercussions néfastes sur l'écosystème ainsi que la pollution, l'usure de la biodiversité génétique et l'aménagement des fleuves. D'autant plus que l'ouverture du canal de Suez a permis à des espèces intruses d'accéder à la Méditerranée et de concurrencer les espèces autochtones. «Tous ces changements dits «globaux» affectent les écosystèmes. Ces derniers étant responsables de la perpétuation de la vie. La surexploitation des ressources marines et les changements climatiques en sont les plus nocifs sur la biodiversité marine en particulier», fait remarquer M. Bradaï. En effet, le réchauffement climatique en Méditerranée gagne 1°C tous les 30 ans. Ceci contribue à l'augmentation du taux de fréquence des évènements extrêmes tels que les échouages des méduses. En Tunisie, les côtes connaissent, depuis les cinq dernières années, des échouages précoces de méduses. Ces gélatineux, qui ont l'habitude de paraître sur nos plages à la fin du mois de septembre, s'affichent de plus en plus en hiver et au printemps, déboussolés par des pics de température et par l'élévation du niveau de la mer. Ce phénomène présente une réelle menace pour les copépodes ( petits crustacés qui représentent une alimentation idéale pour les petits poissons pélagiques comme les sardines et les anchois) dont le nombre a nettement baissé ces dernières années. Chaîne alimentaire perturbée Il faut dire que l'élévation du niveau de la mer, résultant essentiellement de la fonte massive de la neige et de la glace, favorise la remontée d'eau froide, riche en sels minéraux et en aliments nutritifs inappropriés à la biodiversité méditerranéenne. Chose qui perturbe et la chaîne alimentaire des créatures marines et leur reproduction. «Les tortues, précise M. Bradaï, endurent la dégradation de leurs sites de ponte et la modification du ratio mâle /femelle. Ces perturbations sont dues aux changements des températures océaniques qui impactent l'incubation des œufs au détriment des mâles, ce qui menace la pérennité des stocks de cette espèce». A la fragilisation des espèces autochtones s'oppose l'entrée en force d'espèces nouvelles en Méditerranée. L'ouverture du canal de Suez a permis l'entrée des espèces lessepsiennes ( en référence à Ferdinand de Lesseps, le diplomate français qui avait creusé le canal de Suez en 1869) en provenance de la région indopacifique, de la mer Rouge ainsi que d'autres espèces, provenant de l'atlantique subtropical. Le poisson lapin ou encore le poisson ballon en est l'exemple-type. «En Tunisie, quatre espèces appartenant à cette famille ont été signalées dont deux sont communes : le Lagocephalus et le spheroîdes pachygaster», souligne l'expert. Issu de la mer Rouge, le poisson lapin présente un sérieux danger sur la santé de l'Homme, en raison de la toxicité de sa peau et de certains de ses organes. «En 2010, un poisson lapin, dit lagocephalus sceleratus, a été repéré sur nos côtes. Il est considéré comme étant le plus dangereux et le plus toxique parmi les espèces de sa famille», renchérit M. Bradaï. Pour ce qui est des baleines, elles ont l'habitude de fréquenter nos côtes, et ce, au moins une fois par an. Leur présence en Méditerranée s'explique par la présence, autour de l'île de Lampedusa, d'une aire d'alimentation hivernale. Cependant, et en raison des hauts fonds et de la marée dans la région de Gabès, ces espèces finissent souvent par se hasarder et, par conséquent, échouer sur les côtes tunisiennes. Mulets intoxiqués ! Quant au cas de mulets, découverts morts sur les plages de Slimane, l'expert en sciences et en technologies maritimes l'explique par l'éventuelle consommation, par les poissons, d'algues toxiques ou encore par l'eutrophisation des eaux (enrichissement des eaux en sels minéraux et diminution par conséquent de l'oxygène ). Sur le littoral tunisien, la présence en grand nombre des algues dites «phytoplancton toxique» justifierait la mortalité des mulets à Slimane. Indépendamment des phénomènes extrêmes qui attisent la curiosité des Tunisiens et au-delà des simples conclusions scientifiquement logiques, les changements qui affectent la biodiversité marine en Méditerranée s'avèrent être fatals notamment à moyen et à long terme. La diminution, voire la disparition de certaines espèces animales et végétales autochtones au profit d'autres à valeur marchande faible, ainsi que la prolifération des échouages constituent des problèmes biologiques auxquels il est indispensable de trouver des solutions salvatrices. M. Bradaï appelle à la réglementation de la pêche dans le respect du principe de la conservation des espèces autochtones. Cette équation entre la préservation de la biodiversité marine et la rationalisation de l'exploitation des ressources ne pourrait voir le jour sans la mise en place d'une stratégie intégrale impliquant toutes les parties concernées à l'échelle méditerranéenne. Il convient, parallèlement, de promouvoir la recherche et de veiller sur le développement des connaissances et des compétences spécialisées, dans le cadre notamment d'une approche pluridisciplinaire. La Tunisie est appelée également à prendre en compte les directives des conventions internationales qu'elle a ratifiées auparavant et de les imposer sur un pied d'égalité que les textes de loi.