Son nom, Dobet Gnahoré, est apparu cette année au palmarès des Grammy Awards aux Etats-Unis, à côté de celui de l'Américaine India-Arie, distinguée pour sa reprise de Palea, l'une de ses compositions. A l'instar de la Guinéenne Sayon Bamba ou de la Malienne Fatoumata Diawara, c'est une battante. Elle incarne la jeune génération de ces chanteuses africaines qui marchent dans les pas de Miriam Makeba et Angélique Kidjo, autres guerrières. A l'occasion de la sortie de son troisième album Djekpa La You, elle s'est confiée à la chaîne radiophonique RFI, qui demeure un observatoire des pulsations actuelles de la musique africaine. On fête cette année les 50 ans des Indépendances. Quelle réflexion suscite en vous ce coup d'œil dans le rétroviseur? Quand je regarde en arrière, je trouve qu'il y aurait pu y avoir beaucoup plus d'évolutions, notamment en matière de scolarisation et de santé. Les Africains pourraient être plus revendicatifs, vis-à-vis de leurs gouvernants, mais ils s'autocensurent car ils ont peur de la répression, d'être éliminés, comme l'ont été des chefs d'Etat qui avaient de belles idées. De plus, l'Afrique n'a pas suffisamment exploité par elle-même les richesses de ses sols, car les autorités sont encore sous l'emprise de l'Occident. Je ne suis pas très au fait de la politique, mais le peu que j'en sais me déplaît déjà. Ça me fait mal de voir que 50 ans se sont écoulés sans que le continent ait été réellement mis en valeur dans le monde et dans la pensée des gens. Demandez à n'importe qui dans la rue en Europe ce que l'Afrique évoque pour lui. Systématiquement, il vous répondra : la misère, la guerre, les épidémies. En 50 ans, on n'a pas réussi à enlever cette image de la tête des individus, en France, comme en Afrique. Lorsque vous évoquez les enfants des rues, comme vous le faites dans Mouzigue, l'un des titres de votre album, ne participez-vous pas à entretenir ce tableau misérabiliste‑? Ce disque, dont le titre, en dida — la langue de mon père, — signifie "Enfants du monde", je l'ai pensé comme un hommage aux enfants d'Afrique. A travers lui, je veux aussi interpeller les adultes, qu'ils soient politiciens, gouvernants ou simples citoyens, pour qu'ils prennent conscience que nous sommes tous responsables de l'avenir des enfants en Afrique. Nous avons le devoir de faire en sorte qu'il n'y ait plus d'enfants qui errent dans la rue. Dans cet album, il y a du dida, du bété, du bambara, du swahili, du mina, du dioula, du maronga. Dans l'album précédent, Na Afriki (2007), vous utilisiez d'autres langues encore. Etes-vous vraiment une polyglotte particulièrement douée? Je suis toujours impressionnée quand je voyage et que j'entends des langues. J'adore ! Avant, moi-même je parlais le bété, le dida et le dioula, qui est la deuxième langue en Côte d'Ivoire, après le français. Quand j'ai quitté le village natal, avec ma grand-mère, qui m'a élevée les premières années, je parlais très bien le bété. Arrivée à Abidjan, je maniais mal le français et comme l'on se moquait de moi, j'ai voulu vite l'apprendre à l'école. A force de le parler avec tout le monde ensuite au Ki-Yi [village d'artistes où Dobet Gnahoré a grandi et été formée, créé en 1985 par l'écrivain et metteur en scène camerounaise Wéré Wéré Liking], le bété a fini, malheureusement, par disparaître en moi. Ce qui m'est arrivé est hélas courant chez les jeunes en Côte d'Ivoire. Nous avons cette immense richesse de posséder 72 langues dans le pays, mais les parents n'incitent pas les enfants à entretenir leur langue d'origine. C'est pourquoi quand j'entends parler des langues que je ne comprends pas au cours de mes voyages en Afrique, cela me rend un peu nostalgique et j'ai envie de chanter avec elles. Alors, pour mes chansons, j'écris les textes en français et je les fais traduire par des gens proches de moi. Puis, j'apprends le texte à l'oreille. Ce panafricanisme, exprimé à la fois par l'éventail des langues et celui des rythmes que vous utilisez, d'où vient-il ? Le Ki-Yi m'a transmis cet esprit-là et menée vers ce choix. Il y avait des gens qui venaient de différents pays d'Afrique (des Congolais, des Maliens…). Ensuite, je l'ai cultivé aussi à travers ce que j'écoute, les gens que je côtoie ou croise dans mes tournées. Il faut dire que, gamine, j'avais l'esprit très ouvert, car même si mon père était là, j'ai été élevée en fait par plein de gens. Dans mes chansons, j'essaie de diffuser la culture africaine comme me l'ont transmise Wéré et mon père, qui a aussi eu un rôle déterminant dans la musique que je fais. Toute jeune, dès l'âge de 12 ans, j'avais également acquis un sens des responsabilités. Je savais que mon petit cachet qui correspondait à environ 15 euros par mois, je devais le diviser en deux : moitié pour moi, moitié pour ma famille, pour acheter un sac de riz. Vous êtes aujourd'hui installée en France. Retournez-vous parfois en Côte d'Ivoire‑? Régulièrement. Et à chaque fois, je retourne voir Wéré Wéré qui continue à recueillir et former des enfants. Le Ki-Yi tourne un peu au ralenti, il y a moins d'artistes et moins de touristes aux spectacles, mais il vit.