Par Khaled El Manoubi (*) Dans son «témoignage» diffusé le 06/07/2014 par une télévision du Golfe, Hédi Baccouche n'a pas de réponse à des questions bien précises à tel point qu'il dit la chose et son contraire. Question : Zine El Abidine Ben Ali était-il agent de la CIA ? Réponse R1 : la qualité d'agent de la CIA (attribuée à Ben Ali ) «n'est pas prouvée». Question : qui est, pour la succession, le substitut à Nouira que Wassila appelait de tous ses vœux ? Réponse R2 : «Si Wassila pensait à quelqu'un, ce serait Tahar Belkhodja ; il est cependant exclu qu'elle l'ait soutenu jusqu'au bout. «Mais les propositions R1 et R2 peuvent, respectivement, servir d'argument aux propositions suivantes. P1 : il n'est point exclu que Ben Ali soit agent de la CIA ; P2 : Wassila n'avait point de substitut à Nouira pour la succession. P1 signifie que Baccouche a servi un agent pour le moins possible de la CIA dans la phase cruciale de la prise du pouvoir ; et P2 est une confirmation de la solidité à toute épreuve — du moins tant que Nouira était physiquement valide — de la cohésion toute dauphinale de la bande des quatre, bande à laquelle Baccouche servait de comparse jusque et y compris lors de la dotation de l'échelle du pouvoir suprême livrée par Bourguiba à Ben Ali. L'injonction d'agir est toujours étrangère, sauf que cette fois-ci elle est non pas française mais américaine. Autre continuité symbolique : la succession du dauphin désigné par la France a été assurée par le fils d'un indicateur de la police française. Baccouche précise ici que le père de Zine El Abidine Ben Ali a échappé à deux tentatives d'assassinat, sûrement par le fait des fellagas de Ouardanine couvés par la France. Cet indicateur, faut-il le préciser, n'est devenu gênant qu'après le 31 juillet 1954, date après laquelle les hordes néo-destouriennes implicitement —au moins— couvertes par la France ont mis les bouchées doubles pour liquider leurs concurrents politiques, vieux destouriens et yousséfistes en tête. Simplement, ces assassins ne pouvaient que trop embarrasser la sécurité tenue par la France jusqu'à la mi -1956 : Roger Seydoux a en effet officiellement élevé à cet égard des protestations véhémentes en 1955 à l'encontre du ministre destourien de la Justice tunisienne, Sadok Makaddem... Dans le «témoignage « de l'émission diffusée le 27 juillet dernier, Hédi Baccouche répond à la question suivante : Ben Ali, alors directeur de la sûreté, était -il de connivence avec Kadhafi dans l'affaire de Gafsa ? Réponse : il a été laxiste, du genre de celui qui considère une des informations qui remontent à lui — celle qui aurait dû l'alerter — comme étant exagérée. Encore une fois, si cette réponse de Baccouche n'exclut pas la non-collusion, elle aurait tout aussi bien pu servir d'argument à la proposition P3. On ne peut exclure que Ben Ali soit de mèche avec Kadhafi. Toujours la chose et son contraire. Baccouche qualifie à tort de politique la succession des intrigues orientales que la Tunisie a connues depuis l'indépendance. Il ose même appliquer sa conception anachronique à la politique vraie inaugurée par la Révolution. Dans son esprit, la pseudo-politique qu'il a connue est la chose et son contraire : d'une part faire du bien, le développement et, d'autre part, la bassesse, la vilénie, l'hypocrisie, les coups de poignard dans le dos. Dont acte pour le contraire de la chose. Dans l'affaire de Gafsa, Baccouche rappelle en passant ses rapports personnels étroits avec la chefferie algérienne. Selon lui, si l'affaire de Gafsa a tourné court, c'est au moins en partie parce que le responsable algérien de l'affaire, Slimane Hofmane, a perdu l'aval de Boumedienne décédé entre-temps. L'affaire était grave, et Giscard d'Estaing a, à partir de l'Inde où il était en visite, donné un ordre rendu public pour venir militairement en aide à ses dauphins. Baccouche a par ailleurs donné des indications probablement utiles se rapportant à deux grandes «cuisines» internes du régime. La première, sans aucun doute, a été un montage comme le régime sait en faire depuis Bizerte et les coopératives en passant par le «coup d'Etat militaire» de 1962. Ministre de Nouira à l'Education, M'zali a été chargé de faire de l'arabisation pour pouvoir mieux la pourfendre à la grande satisfaction du vice-dauphin et de la France. Notamment à l'Assemblée, Mahmoud Charchour et Hassen Kacem ont été chargés de se saisir du dossier, tout comme lors de la cabale à l'encontre des coopératives. Lorsqu'on sait que ces deux agitateurs sont, comme M'zali lui-même, des inconditionnels de la bande des quatre ( Wassila, Bourguiba, Nouira et Ben Salah désormais symboliquement relayé par Baccouche aux yeux de Nouira puisque ce dernier le traite de « socialiste» au moment de le nommer dans son cabinet en 1976), la comédie —encore une, et nous parlez de politique ! — saute aux yeux. S'agissant de la prétendue intrusion de l'armée dans le congrès du parti de 1979, cette cuisine a sûrement été conçue au départ comme une comédie de plus destinée à rappeler le credo de la chefferie : celle-ci est garantie exclusivement par la France et l'USA et donc par aucune force domestique. A preuve : Baccouche signale que Hassen Belkhodja, cet inconditionnel accompli, s'est trouvé à la tête des râleurs. Baccouche a l'outrecuidance d'affirmer que le ministère de la Défense garantissait seulement l'impartialité de l'intendance d'un congrès conçu comme devant consacrer la démocratie par une direction qui a cassé Monastir I (1971) et écarté sept ministres sympathisants de Mestiri. Du reste, il avoue qu'il s'agissait tout simplement de confirmer Nouira comme n°2 de la chefferie, c'est-à-dire le vice-dauphinat conclu depuis 1935 entre la France et le dauphin désigné dès 1930. Certes, quelques années plus tard, Abdellah Farhat à la Défense aura des idées de succession incluant le concours de l'armée, mais cela pourrait être une autre affaire. Quant au simulacre de l'arabisation, il finira par perdre l'infortuné Mzali. Ni le dauphin, ni lui ne pouvaient savoir que le vice-dauphin deviendra invalide en février 1980. Or Mzali était le seul monastirien de service que Bouguiba avait à proposer comme vice-dauphin de rechange.Sauf que la France —et l'ambassadeur Rouleau en savait quelque chose— est la première informée de ce qui se passe en Tunisie : Mzali avait non seulement le tort d'être un arabisant, mais également de s'entourer d'arabisants sorbonnards et zitouniens et même d'islamistes. Mais si la France a pu faire barrage à Mzali, elle perdra la main avant l'éviction de ce dernier. K.E.M. *(Ancien doyen et professeur émérite d'économie politique)