Par Khaled ELMANOUBI(*) Nous poursuivons le commentaire du «témoignage» de Hédi Baccouche, ce papier se rapportant à celui diffusé le 22/06/2014 par une télévision du Golfe L'effet socioéconomique des coopératives a été jugé avec un bonheur inégal par notre témoin.Il est vrai que dans le commerce il y eut peu de dégâts : les ministres dans l'absolu sont peu nombreux ; et bon nombre de commerçants, grâce à leur argent et à leurs relations, ont pu se reconvertir avec succès dans le tourisme et l'industrie. Hédi Baccouche affirme, à juste titre, que la croissance a été bonne. Un directeur fraîchement désigné à la tête de l'Institut National de la Statistique témoigna devant la Cour pour affirmer que Ben Salah a falsifié les statistiques dans le sens du gonflement de la croissance. En fait, quelques années plus tard, le FMI et la Banque Mondiale révisèrent à la hausse, pour la décennie 1962-1971, le taux de croissance à plus de 4%. Baccouche signale une «coupure» qui a séparé l'élite du régime.En fait, cette coupure n'eut pas lieu.L'élite rallia successivement Nouira, M‘zali, Sfar et Ben Ali de Bourguiba avant de rallier Ben Ali pour son propre compte servi par Baccouche.Par contre, la paysannerie a payé le prix fort comme nous l'avons montré dans notre ouvrage Al Hijra Addakhilia Fi Tounes ( ONU, Ligue Arabe, Tunis, 1986) : les quelques semaines de généralisation des coopératives dans l'agriculture ont été loin d'être réversibles pour les petits agriculteurs de sorte qu'il en a résulté une grande vague d'exode comparable à celle des années trente. Les explosions populaires de 1978, 1980, 1984 sont des prolongements de ce séisme sciemment provoqué. Le «peuple qui galère», écrira les Echos, finira par donner, le 23 octobre 2011, une «gifle historique » à l'élite autoproclamée richissime. Dans cette même séance, Baccouche confirme ses dires précédents relatifs à l'implication des inconditionnels de Bourguiba dans la protestation anti-socialiste et à la surmédiatisation d'un hallali orchestré.Les protestataires sont des militants de second rang : Hassen Kaçem et ses acolytes, les fellagas de Ouerdanine et Taoufik Torjmane. Par contre, les influents de la «bitana» (le fameux entourage supposé) sont des gens de premier rang : Wassila ( et son appendice Béji Caïd Essebsi ), Béchir Zarg El Ayoun, Hassen Bekhodja — le surveillant de Masmoudi à Paris — et plus discrètement, le vice-dauphin terré à la Banque Centrale. Baccouche range Béhi Ladgham parmi les sympathisants de Ahmed Ben Salah. N'étaient - ils pas, entre 1951 et 1954, en contact épistolaire suivi l'un à New-York et l'autre à Bruxelles.Sauf que Ladgham ignorait, à la différence de Ben Salah, la transaction de 1930.Et que Ben Salah a roulé au moins deux fois Ladgham dans la farine : a) En le détachant en 1953 de Ben Youssef décidé a exclure Nouira du Parti pour motif de déclarations pro-françaises de nature à torpiller la plainte tunisienne à l'ONU faite au nom du Bey afin de pousser celui-ci au désespoir et à la compromission. b) Et en lui présentant en 1954 son retour pour le congrès de l'Ugtt comme un retour seulement provisoire. S'agissant du témoignage écrit de Baccouche et compromettant pour Torjeman, on ne peut difficilement croire que celui-ci a protesté contre les coopératives de son propre chef. Bourguiba et Wassila auraient alors cherché un non inconditionnel non insignifiant. A moins que Baccouche ait été — au même titre que Saïda Sassi — l'inconditionnel du dauphinat en 1969 et même en 1987. Du reste, et selon une rumeur persistante et plausible, Saïda Sassi aurait, le 6 novembre 1987 transmis le jour même à Ben Ali l'information relative à l'ordre donné par Bourguiba de préparer pour le 9 novembre un décret de nomination de Sayah au poste de Premier ministre. L'historien de Bourguiba et son néanmoins marxiste mérite bien une présidence rétrospective. Comme il ne saurait être question de nommer un ancien communiste au poste de président virtuel, l'ordre de Bourguiba est un message au nouveau garant mais de sa seule intégrité physique signifiant : il n'ya plus lieu à hésiter ; car si l'affaire s'effiloche, Bourguiba risquerait de perdre une précieuse garantie. Le plus extraordinaire,c'est que Baccouche reconnaît qu'il n'a pas compris grand ‘chose.Durant les cinquante jours passés en prison, il déclare qu'il « prenait à la légère l'accusation de haute trahison» — on dirait qu'il sait que c'est une comédie, mais le sait-il ? — du moment, pensait–il, que « tout le régime était impliqué ». Mais, ajoute–t-il, «c'est en sortant de prison que j'ai mesuré le danger qui me menaçait en raison d'un tapage médiatique tendant à diaboliser l'expérience». S'agissant du rôle de l'ambassadeur de France Sauvagnargnes, on veut bien croire que Baccouche ignorait que la bande des quatre (Bourguiba, Wassila, Nouira et Ben Salah), si elle gère localement la pérennité de la chefferie, les feux verts ultimes viennent de Paris qui a adoubé Bourguiba et qui adoubera Nouira à ses conditions. L'ambassadeur de France à Tunis est donc, dans ce cas précis, le maître de cérémonie. Retenons, malgré tout, à l'actif du témoin, qu'il a lâché le mot de «sacrifié» à propos de Ben Salah.Sacrifié à l'autel du vice-dauphin, faut-il le préciser. Cependant, si Bourguiba a bien parlé de l'exécution de Ben Salah, c'est pour mieux le diaboliser afin de mieux vacciner les Tunisiens contre le socialisme en Tunisie si abhorré par Nouira et par la France même socialiste : le parti de Ben Ali n'était–il pas membre de l'Internationale Socialiste jusqu'à janvier 2011 ? Ben Salah, comme M'zali plus tard, n'a-t –il pas réussi à fuir vers l'Algérie malgré la surveillance ?. Du reste, Baccouche rapporte que Bourguiba a déclaré à Ben Salah : «Je ne peux plus te défendre parce que je suis devenu vieux ; va voir Bahi Ladgham pour obtenir de lui qu'il te défende ». En clair ces propos signifient : a) Je suis vieux, je dois maintenant me vouer au vice-dauphin ; b) L'heure de ton sacrifice a sonné en même temps que celle de Bahi Ladgham ; c) ne soit pas tendre avec ce dernier pour que tu m'aides à le précipiter dans ta chute en guise de sacrifice. C'est ce que fit Ben Salah — lequel n'avait nullement besoin d'un dessin — dans une confrontation télévisée avec Ladgham. Celui–ci a été tellement submergé par son contradicteur que Bourguiba a dû intervenir directement pour venir à la rescousse de... Bahi Ladgham. Quel beau travail ! Un dernier point. La croissance 1962-1971 a été plutôt bonne (plus de 4% par an). Reprenons seulement ce passage développé dans notre article relatif aux conditions économiques de la transition démocratique publié dans le journal La Presse du 30/01/2014 : «Cette croissance s'explique par trois facteurs : le croît démographique, l'absence de contrôle populaire par la répression systématique et le legs historico-géographique (le commerce carthaginois puis kairouanais), les deux premiers étant les plus importants ». La répression populaire est de nature à exclure l'innovation et faire le lit de la spoliation de la nation. K.E.M. (*) Ancien doyen, professeur émérite d'économie politique